Double regard sur "Les Yeux rouges": adapté au théâtre, le livre de Myriam Leroy prend une nouvelle dimension
Le roman de Myriam Leroy prend une nouvelle dimension, au Poche, mis en scène par Véronique Dumont. Toutes deux ont travaillé à l’adaptation. Conversation autour du réel, de la fiction, du harcèlement, de la distance, du théâtre et de sa puissance.
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Publié le 11-10-2021 à 11h43 - Mis à jour le 11-10-2021 à 15h15
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C'est d'Olivier Blin, directeur du Poche, que vient l'impulsion. Lui qui aime partir des interprètes pour imaginer des spectacles – comme récemment avec Gwendoline Gauthier et Iphigénie à Splott. Ici, en l'occurrence, c'est à Isabelle Defossé qu'il pense. Peu après avoir lu Les Yeux rouges, il appelle l'autrice, Myriam Leroy. Qui, bien avant la sortie de son roman à la fin de l'été 2019, s'en était figuré le potentiel "jouant".
"Quand j'ai signé mon contrat, les seules cases que j'ai décochées étaient celles donnant au Seuil les pleins pouvoirs pour une éventuelle adaptation théâtrale. Je me suis dit dès le début que, si un médium était en mesure de prolonger le livre, ça serait la scène et que j'aurais envie de m'en mêler." Et c'est ce qui arriva…
Pour la metteuse en scène Véronique Dumont, il fallait aussi un comédien. C'est ainsi que Vincent Lécuyer entre dans le tableau. "Un choix judicieux : il peut avoir un côté très inquiétant, animal à sang froid, loin de l'hypervirilité associée à ce type d'agresseur. Une idée super-stimulante, s'enthousiasme Myriam Leroy. On me dit beaucoup : Quoi ?! Véronique Dumont, Isabelle Defossé et Vincent Lécuyer ?! C'est incroyable, tu ne te rends pas compte ! [rires] C'est vraiment Beyoncé, Madonna et Prince."
Le roman a ceci de particulier qu'il multiplie les voix autour de la narratrice. Ici, entre dialogue et récit, où va-t-on se situer ?
Véronique Dumont – On part vraiment, littéralement, du livre et de la lecture. La première chose qui apparaît sur scène, c'est une table et, dessus, Les Yeux rouges. La théâtralité se développe au fur et à mesure.
Myriam Leroy – Ce n'est pas uniquement Isabelle qui joue la narratrice et Vincent le prédateur ; ils sont un peu tout le monde et personne.
V.D. – J'ai gardé du roman aussi cette mise en abyme, avec la nouvelle… Il en fallait une de plus : la représentation ici et maintenant, en public. Ça pourrait être un ring, une défense, une exposition des faits, et même, à un certain moment, comme si le public était la cible de ces messages. On joue avec la représentation.
Quels ont été vos rôles respectifs dans ce travail d'adaptation ?
M.L. – J'ai fait un premier boulot de dégraissage du texte, essentiellement, pour rester dans le sujet. J'ai sucré la plupart des passages d'errance médicale, les personnages qui n'apparaissent qu'une seule fois, gardant à l'esprit la concision du propos. Puis Véronique a repris, ranimé des choses que j'avais tuées, tué des choses que j'avais reprises. À partir de là, hormis un détail ou deux, c'est vraiment toi qui a pris les choses en main…
V.D. – Et les comédiens ! Dans le vif du sujet, sur le plateau, il y avait des essais et des évidences. Un travail presque musical, rythmique. Il faut garder un mouvement général.
M.L. – Et moi j'y vais en toute confiance, alors que ce n'est pas du tout mon genre d'être si peu control freak. Or, là, je ne m'en mêle pas du tout. Vous avez tellement bien compris le texte, les intentions. C'est gratifiant, en tant qu'auteur, autrice, de voir son texte regardé avec tant d'intelligence.
À qui s'adressait le livre ? À qui s'adresse le spectacle ? Ces publics se recouvrent-ils ?
M.L. – Le livre, je ne sais pas très bien... Je crois qu'il s'adressait à moi. Si j'écris en imaginant un lecteur, je me regarde écrire, ça ne va pas, ça me bloque dans mon processus. À la sortie des Yeux rouges , j'ai constaté que c'étaient plutôt des milieux assez jeunes et féministes qui se sont principalement emparés du texte. Des femmes, beaucoup – mais de toute façon la majorité des lecteurs sont des lectrices. Plutôt des milieux intello, un peu arty. Autant les gens avaient pu croire que mon premier roman [Ariane] serait marrant et grand public, alors qu'en fait c'était un truc violent, noir, autant pour le deuxième il n'y a pas vraiment eu de confusion. Il a trouvé directement son lectorat, qui l'a reçu de l'exacte manière dont je l'avais écrit. Par contre, ce que vous avez fait, vous, ça élargit le public. Grâce au côté spectaculaire, jouant.
V.D. – Il y a même une séquence qu'entre nous on appelle "Molière", bien que ça n'ait rien à voir.
M.L. – Vous avez fait saillir la drôlerie du texte. De mon point de vue, certaines choses sont plutôt grinçantes : j'imagine que le lecteur peut avoir un rictus mi-malaise mi-amusement. Or quand c'est joué, on éclate de rire.
V.D. – C'est même surprenant. Il faut dire que le personnage de Denis, une fois mis sur scène…
M.L. – ... Il apparaît crûment. Le médium écrit peut éventuellement laisser un certain panache au personnage du harceleur via Internet, puisqu'on ne le voit pas. Mais là on le voit…
La lecture du roman provoque la sensation d'une sorte d'étau qui se resserre. Là, le registre est différent…
M.L. – Il y a un effet de réel qui joue plus dans le spectacle que dans le livre.
V.D. – Et cependant, parfois, on transpose totalement des choses qui, dans le livre, sont très concrètes. Il arrivait qu'on se dise : cette partie-là, on va la travailler comme si c'était un cauchemar, avec cette liberté. On a tout employé, tout exploré, sans se poser d'interdit. Mais sans oublier qu'il s'agit aussi de transmission. Il faut que ce soit entendu, que ce soit bien compris. Et ce n'est pas si facile.
Il y a cette base de vécu, à laquelle on ne veut certainement pas tout ramener. Le spectacle représente-t-il un pas de plus dans la distance prise par rapport aux faits ?
M.L. – C'est difficile à dire. Cette thématique est devenue vraiment de la matière de travail, pour moi. Cette distance m'a permis de réaliser un documentaire sur ce sujet [#SalePute], d'écrire un livre, de participer à l'adaptation du texte. Mais ce que j'ai vu du spectacle à ce stade peut m'émouvoir très fort. Comme dans le livre, il y a un côté très fiction. Et, parfois, ça va me rattraper, me heurter. C'est très troublant de voir cela incarné. Il y a une émotion très personnelle, très intime et très déchirante qui revient me mordre de temps en temps – quand je suis spectatrice de ce qui est fait de ce que j'écris. Un jeu de miroir vertigineux se produit : l'empathie que je peux éprouver pour le personnage d'Isabelle, c'est aussi l'empathie que je m'autorise à enfin avoir envers moi. Un truc très psychanalytique se joue là-dedans.
V.D. – La distance provoque un phénomène étrange. J'ai beaucoup pensé à Brecht en travaillant sur ce spectacle, ce fameux Verfremdung, l'effet d'étrangeté. La distance te rattrape. Essayer d'être réaliste, de faire croire que c'est pour de vrai, peut provoquer du rejet envers un tel sujet, comme un réflexe de protection. Là, tu montres tous les trucages, et les gens y croient, adhèrent. J'adore ce paradoxe du théâtre, c'est magique.
On se trouve là dans un processus où l'écriture du réel produit autre chose que du documentaire…
M.L. – Cette question me travaille beaucoup, car je suis en train d'essayer d'écrire un livre à partir d'un fait divers. Or, le réel m'écrase. Dès lors que je m'autorise des incursions dans la fiction, l'écriture se délie, et aussi on y croit beaucoup plus. C'est un chantier, je n'ai pas encore trouvé la solution.
Au théâtre, on pourrait parler de la vérité de l'instant…
V.D. – Oui, aussi dans le sens où les interprètes n'ont pas pour mission de faire rire, pleurer ou quoi que ce soit. Chaque personne vient avec ce qu'elle est, et peut être touchée à un endroit différent. J'aime ça, qu'on ait le choix. Parfois, les acteurs et actrices se sentent responsables de "mettre l'ambiance". Mais non, c'est aussi simple que de raconter. Il y a une mécanique qu'on a mise en place, qu'il s'agit d'enclencher. Isabelle et Vincent la connaissent assez pour arriver au bout et que se crée un effet de résonance.

EN PRATIQUE
- En librairie : "Il s'appelait Denis. Il était enchanté. Nous ne nous connaissions pas. Enfin, de toute évidence, je ne le connaissais pas, mais lui savait fort bien qui j'étais." Ainsi commence le roman où Myriam Leroy (Seuil, 2019 ; aussi au format de poche) décortique les faits et les effets d'un cyberharcèlement.
- En scène : De roman, Les Yeux rouges devient spectacle, avec Isabelle Defossé et Vincent Lécuyer, dans une mise en scène de Véronique Dumont.
- Où, quand, comment : Au Théâtre de Poche, Bruxelles, du 12 au 30 octobre – 02.649.17.27 – www.poche.be
Et au Vilar, à Louvain-la-Neuve du 1er au 16 février 2022 – www.atjv.be