"Les Yeux rouges" ou l’effroyable comédie contemporaine du harcèlement
Isabelle Defossé et Vincent Lécuyer brûlent les planches du Poche dans l'adaptation du roman de Myriam Leroy.
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Publié le 14-10-2021 à 11h48 - Mis à jour le 14-10-2021 à 12h07
Lire Les Yeux rouges de Myriam Leroy (Seuil, 2019, également en collection de poche Points) provoque le sentiment d'un piège qui se referme : l'étau qui enserre et broie les victimes de cyberharcèlement – pas moins réel que lorsqu'il emprunte d'autres voies.
Lire Les Yeux rouges, c'est ce que commence par faire Isabelle Defossé dans la scénographie dépouillée signée Olivier Wiame. Une table, deux tabourets, sur un plateau surélevé. Des spots et un micro sur pied, quelques accessoires en périphérie. Et le livre.
Après qu'en voix off on aura entendu le souhait de "faire comprendre ce qui se trame" lorsqu'on découvre une photo familière de son propre visage souriant photoshoppé, couvert d'ecchymoses, dégoulinant de sperme, nous voici à la première phrase. "Il s'appelait Denis, il était enchanté." Un message privé sur Facebook, un admirateur loquace. Assidu. Insistant mais courtois. Presque amusant, au premier abord.

Entré en scène, un homme moitié hésitant moitié sans gêne a fait le tour du plateau, s'est immiscé dans la lecture, a donné voix, visage et corps à Denis, disputant même le livre à la narratrice, tout en conservant l'usage décalé de cette première personne par laquelle passent tous les messages qu'elle reçoit. "J'avais envie, par pur plaisir d'écrivain, de construire un vrai méchant terrifiant. Et je crois qu'il l'est davantage de cette façon que si j'avais appuyé l'extrême douleur, l'intense solitude de la narratrice", nous confiait l'autrice à la sortie de son livre.
Myriam Leroy a participé à l'adaptation de son roman, que Véronique Dumont met en scène avec une sobriété savamment tordue. Manière d'accentuer par l'incarnation ce paysage composite, au plus près de l'écriture originelle.
Le sens du jeu au service du je
Le sens du jeu de la metteuse en scène – par ailleurs actrice – s’entremêle au je dépersonnalisé auquel Isabelle Defossé, magistrale, prête le juste détachement – de goguenard à agacé – avant de s’engouffrer dans une tempête vengeresse.
Pathétique et effrayant en harceleur resserrant son emprise, Vincent Lécuyer campe aussi d'autres figures du processus décrit par Les Yeux rouges, du compagnon Samuel à l'avocat, en passant par le corps médical, dont un inénarrable kinésiologue dans une scène aussi burlesque que désespérée.

Si le piège se referme tout aussi implacablement que dans le roman, la version scénique des Yeux rouges affiche de francs accents de comédie qui, sans relâcher la pression, soulignent avec justesse la violence inouïe de cette mécanique. Mobilisés dans toute leur plasticité, les ressorts du théâtre extraient paradoxalement le harcèlement de la fiction "virtuelle" pour l'ancrer là où il agit : dans la vraie vie.
Une charge brutale, crue, glaçante, portée par un duo incandescent.
- Bruxelles, Théâtre de Poche, jusqu'au 30 octobre – 02.649.17.27 – www.poche.be