Guy Cassiers fait entrer les Démons à Paris
Le metteur en scène belge triomphe à la Comédie française avec une somptueuse adaptation de Dostoïevski.
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- Publié le 07-11-2021 à 09h32
- Mis à jour le 12-11-2021 à 14h25
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Guy Cassiers qui quitte la direction du Toneelhuis d'Anvers présente à Paris deux spectacles. Et d'abord une mise en scène exceptionnelle, pour la Comédie française, des Démons (ou Les Possédés) de Dostoïevski.
Il n’a jamais eu peur d’affronter les plus grands textes de la littérature, même ceux qualifiés d’intransposables à la scène, comme il le fit avec Proust et Musil. Ici, dans une adaptation du texte par l’écrivain flamand Erwin Mortier, c’est un monument de la littérature russe qu’on retrouve.
Guy Cassiers voit dans ce roman un texte qui nous parle d’aujourd’hui en évoquant une génération de jeunes révoltés par le conservatisme stérile de leurs parents et tentés par le nihilisme (aujourd’hui, la révolution ou le terrorisme).
Le spectacle se joue jusqu’au 16 janvier avec la troupe de la Comédie française. Après Ivo Van Hove, c’est donc un autre de nos grands metteurs en scène à qui échoit cet honneur.
Le roman a été condensé sur ses deux principaux personnages : Piotr et Nikolaï, fils respectivement de Stepane Verkhovenski, un intellectuel dépassé par l’évolution de la société et qui vit aux crochets de Varvara Stavroguina la mère de Nikolaï, une matrone aristocratique et féodale.
Leurs fils les rejettent. Piotr est un terroriste nihiliste qui croit que la nécessaire révolution vers un monde plus juste passera par des morts et, pour un temps, par la dictature. Nikolaï est un aristocrate cynique, désabusé, au charisme inouï. Il attire toutes les femmes et Piotr veut en faire l’image de sa révolution.
Au total, 13 personnages sont sur scène, fabuleusement incarnés par les comédiens de la Comédie française.
Le feu
Le spectacle peut être analysé en trois « actes ». D'abord, le monde d'avant, somptueux dans la scénographie de Cassiers qui utilise comme chaque fois avec maestria la lumière et les vidéos live.
On est dans le salon tout vitré d’un palais. Dehors, la neige tombe obstinément. Cassiers introduit volontairement un trouble dans nos perceptions. Si sur les trois grands écrans qui dominent la scène on voit les personnages s’adresser la parole, ce ne sont que les images captées en direct, de ces mêmes personnages qui sur scène se parlent en se tournant le dos !
Cette complication demande au spectateur un temps d'adaptation mais permet à Cassiers de montrer physiquement un monde où le dialogue n'existe plus. « Dostoïevski, dit-il, veut amener le lecteur à réfléchir à une société qui fonctionne mal. Le point sur lequel il se focalise est le nihilisme: comment survient-il ? Quels en sont les dangers ? Aujourd'hui aussi, l'Europe, le monde entier, traversent une période historique où les idéalismes, les idées philosophiques ou politiques ne constituent plus des références, des points de repère, pour les membres du corps social. Ces moments d'incertitude laissent le champ libre à des individus qui profitent de la situation pour annoncer qu'il faut tout détruire et affirment que grâce à eux, tout va changer, qu'ils sauveront le monde de la décadence et régleront tous nos problèmes. Le phénomène du populisme s'accompagne toujours du culte de la personnalité. »
Dans le second « acte », les écrans disparaissent et deviennent des tables sur lesquelles les conjurés discutent de la révolution nécessaire, les morts «inévitables », et la « tyrannie » possible un temps pour arriver à un monde égalitaire.
Dans le troisième « acte », le feu ravage le Palais et la ville, et dans un final éblouissant, on voit les visages en gros plan de Nikolaï et Piotr fondre l’un dans l’autre. Les démons ont tout dévoré.
Le texte limpide pose toutes ces questions. Les décors sont de vrais tableaux somptueux. Et les acteurs portent le texte à merveille avec éblouissants, Christophe Montenez en Nikolaï, comme un Gérard Philipe pris par le cynisme absolu, avec Dominique Blanc et Hervé Pierre, dans les rôles des deux parents, dépassés par les événements et Sulianne Brahim, bouleversante dans le rôle de Maria, mentalement déséquilibrée mais clairvoyante et amoureuse trompée de Nikolaï.
Antigone et Tiresias
Guy Cassiers présente aussi à Paris, dans le Festival d'automne, à la MC93, deux courts textes: Antigone à Molenbeek de Stefan Hertmans et Tiresias de Kae Tempest. Deux monologues, poétiques, sobres, joués par Ghita Serraj pour le premier et la magnifique Valérie Dréville pour le second. Avec liant les deux textes, le quatuor Debussy sur scène, jouant le dernier quatuor de Chostakovitch, en entourant les actrices, les accompagnant physiquement, presque tendrement.

Les deux textes renvoient à la tragédie grecque mais racontent notre présent. Antigone devient la soeur d’un terroriste qui s’est fait exploser, et qui veut pouvoir enterrer les restes de son père mais elle se heurte à la rigidité institutionnelle incarnée par l’agent Crénom (Créon). Le conflit aujourd’hui reste celui qui oppose des lois morales éternelles de fraternité aux lois circonstancielles de la ville qui craint qu’une tombe ne devienne un lieu de sinistre pèlerinage pour terroristes. Les deux ont leurs raisons et le choc des deux lois crée la tragédie. En choisissant d’en faire un combat tout intérieur à Antigone, sans son cri, Guy Cassiers en fait un beau moment poétique mais dilue quelque peu la force du texte.

Tiresias est le devin qui fut femme, puis homme, puis voyant aveugle. Kae Tempest, la poétesse vedette du spoken word, avec ses textes magnifiques, a elle-même évolué vers un statut de personne « non-binaire ». Son texte sur Tiresias interroge les questions du genre, mais aussi le statut de ceux qui annoncent notre avenir et mettent en garde mais qu'on préfère ne pas écouter pour ne pas gêner notre aveuglement collectif.
--> Les Démons, Comédie française, Paris, jusqu’au 16 janvier.
--> Antigone à Molenbeek et Tiresias à la MC 93 jusqu’à 14 novembre. Antigone à Molenbeek, dans sa version néerlandaise sous-titrée, au Théâtre National à Bruxelles les 29 et 30 avril prochain.