Quand le théâtre se fait "restitution de la parole vivante"
Des liens qu’elle a longuement tissés avec les peuples autochtones du Canada, Hélène Collin forge “Appellation sauvage contrôlée”, au Rideau. Avant-propos.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/56207dc1-4449-4789-b3e7-11e31d796eb5.png)
Publié le 09-11-2021 à 13h30 - Mis à jour le 09-11-2021 à 13h50
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/JRGMND2NQNAXTGOMMRYRRIQFME.jpg)
Appellation sauvage contrôlée, la création qu'Hélène Collin met au point au Rideau de Bruxelles, avec la complicité de Valérie Cordy à la mise en scène, prend source loin en amont.
Le Canada, à seize ans : "Un choc physique ; je m'étais promis, au bord d'un lac, d'y retourner." Puis Liège, à l'Esact, un travail au Conservatoire sur De mémoire indienne de John Fire Lame Deer, "homme-médecine" sioux. Un stage où un metteur en scène esquisse un futur spectacle pour enfants basé sur les légendes, contes et chants des nations autochtones… "Ça répondait à quelque chose que j'avais en moi." La jeune femme dépose alors une demande au BIJ, le Bureau international jeunesse, afin d'assister au festival Présence autochtone, à Montréal. L'aide est accordée. Le projet jeune public, lui, a fait long feu. Soit, sourit-elle en évoquant ses "ratés sacrés". Reste qu'Hélène Collin décolle "sans savoir" ce qui adviendra, avec pour bagage son intuition et sa curiosité.
On est en août 2011. L'aventure d'Appellation sauvage contrôlée a déjà commencé.
Ce parcours tient du voyage initiatique…
Tout à fait. J'ai d'abord fait la connaissance de Jacques Newashish, un artiste atikamekw, auteur, conteur, acteur. Une rencontre forte, une amitié immédiate, artistique. Il m'a proposé de le suivre à Wemotaci, une des trois réserves de la Nation Atikamekw. J'utilise ce terme de réserve avec précaution ; chez eux c'est un mot un peu proscrit. On parle plutôt de communautés. Wemotaci se trouve dans les bois, à plus de six heures de train de Montréal, alors que certaines sont plus proches des villes. Ce territoire si particulier m'a procuré de grandes sensations, qui ne m'ont plus quittée.
C'est aussi la période, au Canada, des auditions de la Commission Vérité & Réconciliation sur les "pensionnats indiens".
Par Jacques et Michel, un de ses amis, j'apprends cette histoire – la leur et celle de leurs peuples – sur laquelle je fais ensuite des recherches. La matière, énorme, demande maturation. Je pars alors sur l'idée d'un documentaire. Il y aura d'autres voyages, d'autres rencontres, la poursuite de ces liens. Je passe notamment tout l'hiver 2015 à Wemotaci, où je réalise mon film [We are not legends] sur la jeunesse autochtone. Une expérience du déplacement.
Qu'est-ce qui déclenche, dans toute cette matière et toute cette expérience, l'envie d'en créer un spectacle ?
En faisant mon film, j'avais des poussées de théâtre, des visions de scènes. Il y avait des conversations, des sons, des paysages, des interviews, qui ne se retrouvaient pas dans le film : toutes ces choses, importantes à transmettre, étaient dans mes souvenirs, mais aussi dans mon disque dur. Je suis partie dans cet élan, cette intuition.
Quels chemins emprunte cette transmission ?
La question s'est posée de la reproduction de la parole vivante, du théâtre documentaire. Ce processus m'intéresse depuis longtemps. Un stage sur l'Encyclopédie de la parole, puis une résidence à la Fabrique de théâtre, m'ont permis d'expérimenter puis de me conforter dans cette voie.
Quel principe actif traduit cela sur scène ?
J'avais envie que le lien avec la matière vivante soit visible. Je suis l'intermédiaire: au casque, j'écoute et reproduis le témoignage, dans le temps présent du théâtre. Dans ce processus d'archive restituée en direct, une autre dimension apparaît : on entend davantage ce qui fait une parole vivante, y compris l'accent, le rythme. Chez les peuples autochtones, la question de l'oralité est fondamentale : ce rapport aux histoires, comment elles voyagent, quelles traces elles laissent – y compris en moi. Je sens des phrases qui ressuscitent : elles ont marqué ma conscience, mon esprit, mon corps.
Que permet le spectacle vivant dans l'appréhension des questions politiques ?
Il y a fondamentalement la question des corps en présence, de l'impact, avec cette part sensible à laquelle on n'échappe jamais tout à fait au théâtre. Mon projet s'appuie sur des rencontres, des histoires écoutées, ce qui implique de dépasser l'objectivation, les statistiques. Même si je n'étais pas dans ce rapport documentaire, la fiction décrit elle aussi, inévitablement, la vie.
Il est beaucoup question de transmission et de parole. Or il y a le silence – notamment celui longtemps imposé aux Premières Nations. A-t-il une place dans le spectacle ?
Peut-être qu'on le cherche encore un peu... Notamment autour de la question du territoire. Ce qui est arrivé à ces peuples est directement lié à la prédation sur la terre. Dans la seconde partie du spectacle, ce n'est plus moi qui restitue la parole. Il s'agit alors d'entretiens filmés et retransmis, l'un à propos des pensionnats, l'autre sur un procès en cours relatif à la déforestation. On est là dans l'affirmation d'un positionnement politique. Et la dramaturgie va, à partir de là, vers la matrilinéarité, qui prévaut dans plusieurs nations autochtones.
Quant aux propos que j'ai recueillis à Wemotaci – et que je restitue –, ils témoignent de la vie des personnes qui me les ont confiés, mais font partie de la mienne aussi. J'étais en train de boire un café avec Yvette ; j'allais regarder la lune et j'ai croisé Francis ; puis on allait voir la tombe d'Arnold avec Christiane…
Ce projet semble être celui d'une vie. Il vient de loin déjà. Va-t-il se transformer, se poursuivre autrement ?
J'aimerais beaucoup que le spectacle puisse aller là-bas, de même que le film, et qu'ils touchent des publics autochtones, y compris d'autres que ceux dont je parle. La question de la colonisation par exemple est très aiguë en Nouvelle Calédonie, en Nouvelle Guinée, en Nouvelle Zélande… Il y a énormément d'échos. Ce sont des questions profondes chez moi qui, oui, vont continuer à me mouvoir. Mes liens avec les peuples autochtones sont toujours présents, réactualisés. Jacques Newashish vient à Bruxelles, donner son regard, m'aider à réajuster les choses. C'est magnifique qu'il puisse être là, lui avec qui tout ce chemin a commencé.
Parmi toutes les expériences vécues et ramenées, y en a-t-il qui restent, précieusement gardées, sans avoir encore trouvé de positionnement artistique ?
La relation au territoire et aux autres êtres qui l'habitent, la connexion avec les esprits de la nature m'accompagne depuis, en permanence. Sans que je puisse le traduire directement, mais ça fait partie de moi donc aussi, transversalement, du spectacle.
- Bruxelles, Rideau, du 9 au 27 novembre, à 20h30 (19h30 le jeudi) – 02.737.16.01 – www.lerideau.brussels
- Bord de scène le jeudi 18/11 après la représentation, avec Hélène Collin et l'équipe du spectacle.
- Le film "We are not legends" sera projeté le dimanche 21/11 à 18h à Flagey, dans le cadre du Mois du Doc, en présence de la réalisatrice. Puis diffusé par la RTBF.