Christos Papadopoulos, pourfendeur de perception
Christos Papadopoulos ouvre avec "Larsen C" la biennale Pays de danses. Focus grec pour l’édition 2022. Des enjeux du réel aux tréfonds de l’histoire, un art en prise sur son temps.
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- Publié le 20-01-2022 à 06h55
- Mis à jour le 20-01-2022 à 16h10
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Fin septembre, Christos Papadopoulos donnait au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, en région parisienne, la première de Larsen C. Comme les précédents Elvedon, inspiré des Vagues de Virginia Woolf (ses débuts de chorégraphe, en 2015, présenté en août dernier aux Brigittines), ou ION (accueilli aux Halles fin 2018), ce nouveau spectacle de groupe révèle un travail d'obsession et de finesse, en connexion avec les éléments – comme l'indique d'ailleurs son titre.
Larsen C, nous explique ce "gamin de la campagne" né il y a 45 ans, est le nom de la plus grande barrière de glace de l'Antarctique. "L'intermédiaire entre le glacier qui se fend et l'iceberg. Nous en avons beaucoup parlé durant les répétitions : ce mouvement caché dans l'immensité immobile. La dérive lente des icebergs énormes dont on ne voit qu'un fragment. Je voulais un titre vraiment en lien avec le processus de création."
Algues, mythologie et tragédie
De fait, le monde aquatique affleure dans Larsen C : une ligne de flottaison qui évoque les bancs de poissons mais aussi la valse lente des algues. Voire les sirènes et autres monstres de la mythologie.
Avant d'être chorégraphe et de fonder sa propre compagnie Leon & the Wolf, Christos Papadopoulos a beaucoup travaillé le mouvement et la danse pour le théâtre, notamment au festival d'été d'Athènes et d'Epidaure, haut lieu de la tragédie antique. "En Grèce, on glorifie évidemment cet âge d'or. Jeune, tu en es fier, puis vient la phase de rejet total. Ensuite, si tu as la chance de pouvoir étudier, tu arrives au point d'apprendre et de comprendre cette période, pourquoi la tragédie est née, comment elle s'est développée. Plusieurs fois il m'est arrivé d'éclater en sanglots en prenant conscience de cette pensée, cette structure, ce langage, comment tout cela a marqué les esprits et l'histoire."
Sans ramener son travail – absolument contemporain – à cette tradition, force est d’épingler dans ses pièces l’importance du chœur, élément dramaturgique central dans la tragédie.
Une route, la forêt, la lumière des phares…
Ce n'est pourtant pas tant dans l'histoire de l'art qu'il faut chercher l'origine de Larsen C, mais au détour d'une route, la nuit, dans la forêt.
"Je conduisais, dans les bois, en écoutant du classique. La forêt, la musique… un instant je me suis cru en Suisse. Or j'étais en Grèce, raconte Christos Papadopoulos. Puis j'ai changé pour de la musique folk grecque. À ce moment-là mon sentiment par rapport au paysage et à l'atmosphère s'est transformé ; je me voyais en route pour la maison de mes grands-parents et une fête de Pâques." Sensible illustration du fait que changer un paramètre minime de la réalité modifie la perception générale.
"Mon point de départ, habituellement, c’est la perception : ce qu’elle signifie, ce qui la définit, comment des détails transforment la façon d’appréhender le tout. Le fait qu’on tient certaines choses pour certaines… Un membre qui ne peut plus bouger, ou dont on ne contrôle plus la motricité après un accident, par exemple."

Le décalage a ainsi gouverné la réflexion de l'artiste : "Comment connecter ma main non pas avec ma volonté propre mais avec un autre cerveau, voire avec l'espace. Si vous tenez un poulet et le bougez légèrement, sa tête reste fixe dans l'espace. C'est incroyable pour nous et notre façon de bouger complètement égocentrique. Or là vous avez une créature capable d'isoler une partie de son corps et de la relier à l'espace, indépendamment de ses membres. Je suis fasciné par ces minuscules transitions, ces petits jeux de perception", s'enthousiasme notre interlocuteur qui, de la même manière, part des différences perceptibles induites par la proximité ou la distance pour expérimenter en scène.
Beyoncé condensée et fête clandestine
Étourdissante, l'interprétation de Larsen C – comme des pièces précédentes – suppose une précision folle. À l'instar de l'iceberg dont seul le sommet se voit, chaque phrase dansée, même d'apparence minimaliste, cache une partition beaucoup plus vaste, développe Christos Papadopoulos. "On a créé certaines parties en imaginant des chorégraphies, disons, sur Beyoncé, ou sur des danses africaines. Puis on a réduit, réduit, réduit. Tout est comprimé, condensé, de manière à faire sentir l'onde du mouvement."
Bien sûr, chaque scène porte un titre, une référence. Didi, par exemple, du nom d'un des ouvriers qui, rénovant la maison de Christos, en a profité pour organiser une fête clandestine.
On découvre au fil de la conversation combien une pièce aussi formelle et précise que celle-ci peut contenir d'éléments d'apparence disparates. Sans omettre la crise que traverse la Grèce depuis de longues années. "En un sens, elle a créé de la solidarité. Ce que dit aussi Euripides [Laskaridis, chorégraphe et camarade de Papadopoulos, qui présente à Liège le formidable Elenit, les 3 et 4/2]. On peut choisir d'être indépendant, isolé. Ou d'ouvrir la porte, de créer des possibles. J'ai emménagé avec mon compagnon au centre d'Athènes, dans la pire partie de la ville – d'où les ouvriers du Bengladesh, la fête, etc. Une zone très dure, très pauvre, où la vie quotidienne est rude. Mais on préfère ça que de perdre le sens des réalités dans un quartier chic ou branché. Où on se dit : allez, on exagère, ça va… Or il suffit de sortir pour voir que non, on n'exagère pas, et non, tout ne va pas bien. Ce contact avec la réalité, je le trouve stimulant. même si c'est dur, si parfois on a envie de partir. En un sens ça nous rend plus humains."
Au point d'avoir influencé directement cette nouvelle pièce ? "Je ne sais pas. Je n'en ai pas délibérément fait quelque chose dans la pièce. Mais ça fait partie de moi, et à ce titre, d'une certaine façon, ça se retrouve dans mon travail. Ça sonne super romantique, non ? Mais on sort de la première, je suis un peu ému aujourd'hui…"
- "Larsen C" en ouverture de la biennale Pays de danses, au Théâtre de Liège, les 22 et 23 janvier.
- Et aux Halles de Schaerbeek, à Bruxelles, les 8 et 9 février.