Les effets pervers de la tyrannie du bonheur
Kicks ! a choisi l’obsession du bonheur comme fil rouge. Bruno Humbeeck nous en parle.
Publié le 07-02-2022 à 15h28 - Mis à jour le 10-06-2022 à 11h41
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En ouvrant ce 8 février par J'abandonne une partie de moi que j'adapte de Justine Lequette, qui convoque notre besoin d'utopie, le festival Kicks ! annonce la couleur : son fil rouge sera Le bonheur, malgré tout ! Tout au long du festival du Théâtre royal de l'Ancre, le psychopédagogue Bruno Humbeeck, spécialiste de la résilience, éclairera les spectateurs sur cette question omniprésente. Avec, en point d'orgue, le 18 février, une conférence autour de la tyrannie du bonheur avec le psychologue Ilios Kotsou, pour qui les émotions et le bien-être n'ont quasiment plus de secret. Passionné de théâtre, Bruno Humbeeck nous dévoile en amont les grandes lignes de sa conférence.
D’où nous vient cette obsession d’être heureux ?
Vouloir éduquer son enfant à un bonheur permanent, à une joie continue, à une satisfaction parfaite est un mauvais départ. Car il faut accepter que le bonheur soit fugitif. Il faut permettre à l'enfant de vivre l'ensemble des émotions et non vivre constamment dans la pédagogie positive, éviter tout ce qui les éloigne de la joie n'est pas souhaitable. Mais, comme aujourd'hui, l'enfant est programmé, convoqué à naître, on se sent hyperresponsable de ce qu'il va vivre. La tyrannie du bonheur va donc parasiter le type d'éducation qu'on donne autour de cette tendance. Tout comme la marchandisation du bonheur qui devient un produit de consommation avec des livres tels que Comment éduquer sans sanction, sans punition… Le parent lui-même se soumet à cette injonction au sourire perpétuel et les réseaux sociaux en sont un réceptacle incroyable, avec cette exhibition de la satisfaction continue.
En quoi cette tyrannie du bonheur risque-t-elle de créer le malheur ?
Elle ne crée pas le malheur mais l’insatisfaction continue. Car le bonheur, plus on le cherche, moins on le trouve. S’il est une conquête, on va chercher en permanence ce contentement. Cela ne crée pas le malheur mais l’illusion que le bonheur ne se saisit jamais. Or il se saisit, mais temporairement. On peut l’accueillir, accepter de le vivre le plus intensément possible mais pas en se l’imposant comme une obligation au risque de se dire que si je ne l’obtiens pas, je rate ma vie. Au risque de souffrir de la fatigue d’être soi, de ne pas être un individu pleinement et complètement heureux, en situation de jouir de la vie de manière absolue.
Est-il encore plus important de parler de ce nouveau courant en pleine pandémie ?
Il est très important d’en parler notamment pour le moment, alors que la vie a été soumise à une forte secousse et a donné ce sentiment que le bonheur est fragile, comme nos sociétés. Un virus peut éventuellement tout bousculer. Cette idée de fragilité ne doit pas nous donner la nostalgie du monde d’avant. Le monde d’après peut aussi accueillir des moments de joie. Mais nous devons nous interroger sur comment le construire pour qu’il soit porteur. Il y a un espace de vie possible. Le bonheur se construit mieux collectivement qu’individuellement. Il se partage très bien. Il a tendance alors à augmenter. On a besoin effectivement de vivre avec d’autres pour se sentir heureux.
D’où l’intérêt de se rendre ensemble au théâtre ?
En effet, au théâtre, le vivre ensemble doit permettre à chacun d’exprimer ses émotions. Le bonheur se vit essentiellement dans l’idée qu’on vit entouré de nos semblables et de façon égale et non hiérarchique à l’autre. Dans une relation hiérarchique, j’utilise l’autre comme un objet. Dans une situation égalitaire, le plaisir partagé prend mieux son envol. Une des leçons de nos sociétés est que le bonheur collectif est une condition du bonheur individuel alors que la course perpétuelle au bonheur individuel constant mène à une impasse.
Quel autre rôle joue le théâtre par rapport au bonheur ?
À l’intérieur de chaque être humain, il y a un mécanisme activé par les neurones miroirs. Le théâtre, plus que le cinéma, qui est un art non vivant, permet de voir des personnes qui ne vivent pas personnellement les émotions qu’ils interprètent mais cela n’empêche pas d’être ému. C’est ce que Diderot appelait le paradoxe de l’acteur. C’est pour cela que le spectateur ressent le besoin d’applaudir à la fin de la pièce. Au cinéma, c’est différent. L’écran fait écran.
Le festival "Kicks !" programmera aussi des spectacles qui abordent des thématiques très dures comme l’inceste dans "Skrik" d’Elisabeth Woronoff ou "Points de rupture" qui interroge le burn-out et le suicide…
On va parler du bonheur mais aussi montrer les faces sombres de la vie, pour démontrer qu’elles n’empêchent pas le bonheur, la vraie résilience. Ce n’est pas parce que vous avez vécu des notions qui vous ont massacrée que l’accès au bonheur vous est interdit. Vous avez une possibilité de reconstruire en activant les neurones miroirs de ceux qui jouent la vie. Il est important de pouvoir accueillir toutes les émotions vécues pendant cette pandémie pour voir ce qu’elle nous a appris.
Les théâtres et lieux culturels ont été fermés pendant de nombreux mois. Cette fermeture a-t-elle atteint notre bien-être ?
Que les théâtres et lieux culturels aient été fermés a créé un déficit considérable pour toutes les raisons que je viens d’évoquer. On perd le fait de se rassembler et notre quête de sens, car le théâtre donne du sens à ce qui est vécu. Les théâtres sont les derniers lieux qu’il fallait fermer. On ne peut toucher au théâtre ou à la culture sans toucher au développement collectif profond. On ne doit pas forcément y aller, mais il importe qu’il existe. Le théâtre manque quand on le ferme. On doit savoir que le monde entier est un théâtre et que le théâtre continue à vivre dans le monde.