Fabriquer du faux pour raconter du vrai : "L’étrangeté ne surgit pas de nulle part, elle s’enracine dans le familier"
Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola créent “Flesh” dès le 15 février aux Tanneurs, à Bruxelles. Et emmèneront la nouvelle pièce de leur compagnie Still Life au Festival d’Avignon après le rendez-vous manqué de “No One” en 2020.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/56207dc1-4449-4789-b3e7-11e31d796eb5.png)
- Publié le 11-02-2022 à 11h00
- Mis à jour le 18-02-2022 à 11h22
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/5WROBUE5VNBCJES6LGXGQKVBSU.jpg)
Depuis dix ans, Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola, outre leurs parcours respectifs, conçoivent ensemble des pièces d'une grande singularité visuelle, atmosphérique. Associée aux Tanneurs depuis 2019, leur compagnie Still Life ("nature morte") peut compter sur une équipe fidèle "grâce à qui on creuse le sillon de notre langage" : Aurélie Deloche à la scénographie, Sophie Leso à la mise en mouvement, Sophie Jallet à l'assistanat général, Thomas van Zuylen à l'écriture, Noémie Vanheste aux accessoires, Muriel Legrand à l'interprétation…
On les retrouve (avec aussi Camille Collin aux costumes, Joachim Jannin aux masques et marionnettes, Éric Ronsse à la création sonore…) au générique de Flesh , nouvelle pièce à naître dans quelques jours aux Tanneurs et programmée l'été prochain dans le In d'Avignon.
Surprise, étrangeté, intimité : des mots-clefs qui vous conviennent à propos de Still Life ?
Aurelio Mergola – La surprise est toujours là, oui. Du côté du public : qu'est-ce qui va arriver ? Comment les gens vont-ils recevoir cette chose ?
Sophie Linsmaux – Et côté spectacle, il y a l'aspect inattendu de nos personnages, de leurs réactions, qui nous inspire dans l'écriture.
A – L'effet de surprise, c'est l'élément perturbateur, qui oblige les personnages à poser des choix.
S – Et comme c'est une écriture non verbale, la surprise réside aussi dans la manière dont le spectateur, la spectatrice va composer son propre puzzle sensitif.
A – Quant à l'étrangeté, elle prend place dans un terrain extrêmement connu, codé. Il s'agit de faire comprendre rapidement où on est.
S – L'étrangeté ne surgit pas de nulle part, elle s'enracine dans le familier.
Parmi vos sources d'inspiration, vous évoquez l'hyperréalisme de Ron Mueck et Sam Jinks, notamment, dont on a pu voir les œuvres dans la grande expo présentée à Liège puis à Bruxelles…
A – Ces travaux (exposés dans le cadre très impressionnant de Tour et Taxis, en plus) montrent bien la fabrication du faux pour raconter du vrai. On rentre dans l'intimité de ces chairs.
S – Ce qui nous intéresse, c'est le regard qu'on est amené à poser sur ces corps. L'histoire commence à naître, varie selon l'angle, on découvre tel ou tel détail. Cela demande du temps pour que l'œuvre arrive vers celui ou celle qui la regarde, pour que la personne pénètre dans la fiction. C'est une sorte de dissection par le regard.
Le temps est un ingrédient crucial dans votre travail.
A – On joue avec, sans craindre d'allonger une action, pas pour le plaisir de la faire durer mais pour permettre au public d'entrer dans l'intimité, justement. Au-delà des images qu'on crée, c'est leur sens qui nous importe.
S – Dans la durée, les couleurs changent, des chemins deviennent possibles, une distance. On réfléchit souvent en termes de zoom/dézoom.
Vos pièces ont d'ailleurs des aspects cinématographiques. Quelle est la place du cinéma dans votre manière de travailler, d'aborder les sujets ?
A – Une de nos grandes références est le cinéma de Roy Anderson, qui lui-même propose dans ses films une vision très théâtrale. La scène impose le plan large ; on travaille donc – le mouvement notamment, avec Sophie Leso – de sorte que l'œil de la spectatrice, du spectateur, soit comme la caméra. Et puis il y a Thomas van Zuylen, à la base scénariste pour le cinéma et la télévision. C'est avec lui qu'on a appris à écrire un scénario, à structurer notre propos…
S – À faire le lien entre nos intentions et les histoires qu'on veut raconter.
Avec cette particularité, la "marque" de Still Life : le non-verbal.
S – Oui. Mais sans vouloir en faire tout un pataquès. Le non-verbal est partout. Comme quand on est dans un bus et qu'on observe une scène par la vitre. Plein de choses se passent sans dialogue. Ce sont ces canevas-là qu'on observe, qu'on manipule. Le non-verbal s'est installé à mesure des projets. Dans notre tout premier spectacle ça parlait, un peu. Dans Keep Going, duo de très vieilles personnes, on s'est aperçu que la parole ne fonctionnait pas. On y a pris plaisir, et on a pris conscience de ce que ça provoque chez les gens : de l'attention, une accroche, une attente, le fait de progressivement s'approprier ce qu'on voit.
A – Dans No One, pour la première fois, nous n'étions pas nous-mêmes sur le plateau et nous trouvions donc en position d'observation. Le spectacle a eu entre autres un large public de jeunes des écoles. On les voyait d'abord appuyés au dossier, à attendre, puis peu à peu se tendre vers l'avant, et une connexion en train de se faire. Quand on dirige des interprètes, on est dans la sensation. On contribue à mettre en place une caisse de résonance pour ce qui se passe sur le plateau.

"Flesh" annonce clairement sa couleur chair. On ne peut s'empêcher de penser aux liens défaits ces deux dernières années, au manque de contact, au toucher soudain devenu dangereux, voire interdit.
S – Lors du premier confinement, on en était au tout début du travail, une phase d'écriture sans filtre. Avec dès le départ l'idée de récits brefs. À ce stade, c'est très instinctif, focalisé tantôt sur un personnage, tantôt sur un lieu, une atmosphère, une situation. Avec Thomas [van Zuylen, coscénariste] ensuite, on observe ce qui émerge de cette matière. En l'occurrence, la solitude était partout. Cette base continue d'exister bien qu'on s'en soit éloigné, pour aller vers le besoin de l'autre, mais aussi comment cette chair nous menace, nous met en péril. C'est devenu le fil rouge.
Quand on parle de chair et d'absence, se pose aussi la question de l'échelle. L'absence de dialogue permet-elle d'abolir la distance ?
A – Quand je vais voir un spectacle où ça parle, j'écoute. C'est le premier sens sollicité. Ici ça passe d'abord par les yeux. On aime aller imprimer la rétine des spectateurices.
S – On écoute avec les yeux… C'est un processus qu'on devrait pouvoir étudier à l'aide d'électrodes.
A – Aux interprètes, on dit souvent de ne pas tout donner d'emblée, de laisser le public venir. Si on démontre trop, il n'y a plus de place pour le regard. On est des écrans pour la projection du public – même si tout est très précisément écrit et qu'on ne lâche pas les rênes. Ça rejoint l'idée de surprise. Si le public sait ce qu'il va voir, s'il a compris tout de suite, il se contente d'attendre que ça arrive. Nous misons plutôt sur un public actif. Pour nous, le théâtre est un des rares endroits où, collectivement, on reçoit des sensations.
Tout en ménageant la surprise, justement, que dire de "Flesh", de sa construction en quatre parties ?
S – On peut citer les quatre lieux, les quatre situations : une chambre d'hôpital avec un père et un fils ; un salon avec un couple ; une salle de jeu en réalité virtuelle ; un café où se retrouve une fratrie.
La réalité virtuelle fait partie du spectacle, le virtuel est inscrit dans nos vies. Quelle est sa place dans vos processus créatifs : une source, un outil ?
A – C'est un élément de notre époque qui, à ce titre, suscite une curiosité. Pour l'écriture de cette séquence, on a testé plusieurs dispositifs de réalité virtuelle, c'était passionnant.
S – Dans ce chapitre, le public n'est pas inclus dans le jeu, mais observateur. Ce monde-là – celui du jeu, de la VR – est réel, il fait partie de la donne ; on propose une prise de distance.
Votre théâtre est intrinsèquement visuel. Comment ces quatre courtes formes vont-elles s'articuler sur le plateau ?
S – La scénographie s'ouvre chaque fois sur une partie du décor. Une sorte de boîte à surprise. On y revient toujours.

- Création : au Théâtre les Tanneurs, à Bruxelles, du 15 au 26 février. "Flesh" est proposé en soirée composée, du 15 au 19, avec la courte forme "Hippocampe" de et par Lylybeth Merle. Infos, rés. : 02.512.17.84 – www.lestanneurs.be
- Tournée : Le 8 mars au Centre culturel de Huy. Les 11 et 12 mars au Kinneksbond, Centre culturel Mamer (LU). En juillet au Festival d'Avignon (F).
LA COMPAGNIE STILL LIFE EN TITRES ET EN DATES
Où les hommes mourraient encore – 2011 – Meilleure découverte aux Prix de la Critique 2011
Keep Going – 2014 – Nomination à la Meilleure création artistique et technique aux Prix de la Critique 2014
Frozen (forme courte) – 2015
Still life – 2016
Frozen (forme longue) – 2017
View – 2018
No One – 2019 – Meilleure mise en scène aux Prix Maeterlinck de la Critique 2020
Flesh – création 2022