"Marche Salope", quand la mémoire traumatique se réveille
Céline Chariot, photographe, signe une première création scénique composite, visuelle, sonore. "Marche Salope" parle de viol, d’amnésie levée, de silence à briser. Un spectacle et un sujet de haute importance.
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Publié le 17-02-2022 à 10h34 - Mis à jour le 17-02-2022 à 13h08
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Au sortir du seule-en-scène de Céline Chariot, on emporte à la fois la volonté rageuse que changent enfin les choses, les images oniriques de la scène finale, et la mélodie entêtante de C'est normal, titre de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem revisité pour épouser son sujet, mais présent très tôt à l'esprit de la créatrice.
"J'adore tout cet album (Je ne connais pas cet homme, 1973) et je suis très inspirée par le ton de Brigitte Fontaine, par sa façon de mêler le léger et le lourd, d'aborder tant de thématiques fortes en ayant l'air de rigoler. Cet angle m'a portée."
La chanson, art populaire, est "un vecteur pour toucher les gens", souligne la jeune femme, photographe professionnelle et musicienne amateur. "Je vis dans la musique !" La chanson, c'est aussi L'Aigle noir de Barbara, dont les paroles accompagnent l'entame du spectacle. "Pour moi, cette chanson est une promenade. On la comprend en fonction de qui on est, de l'âge qu'on a, de ce qu'on a vécu. On peut voir des choses…"
Chaise désossée, pièces du puzzle
Et des choses, on va en voir dans Marche Salope, œuvre à la fois allusive, suggestive, mais ultra documentée, et d'une force esthétique peu commune. Derrière son appareil photo, Céline Chariot oscille entre portraits et reportages en immersion. En pleine deuxième vague du Covid, elle a suivi pendant plusieurs semaines le personnel du CHR de la Citadelle, à Liège. En est né un ouvrage, Clair Obscur, préfacé par Pascale Seys.
"Mon œil dessine", dit-elle volontiers. "C'est dans ma manière." Que ce soit en reportage ou sur un plateau de théâtre.
"Céline travaille de manière très instinctive. Très tôt, elle a su qu'elle voulait une chaise, et quel type de chaise précisément. Celle-là, qui devient l'allégorie de la mémoire traumatique : quelque chose sur quoi on s'assied, et qui tient, mais qu'on désosse", développe Jean-Baptiste Szezot, membre du Raoul Collectif, compagnon de la créatrice et co-metteur en scène du spectacle. Qui lui-même se définit, à l'inverse, comme ayant une démarche "très analytique".
"La chaise démontée, ce sont les pièces du puzzle qui se reconstitue", poursuit Céline.
Crier en silence
Ce désossage méthodique, moment fort de Marche Salope, accentue le mutisme sur lequel la jeune femme porte l'accent. "Le son d'une voix n'est pas le seul moyen de s'exprimer. Comme photographe, je suis bien placée pour le savoir."
"Avez-vous déjà entendu quelqu'un crier en silence?" demande la voix dans le spectacle, en écho au mutisme dans lequel se retrouvent la plupart des victimes d'agression sexuelle ou de viol. Un silence que sa performance, espère-t-elle, contribuera à briser.

Au reportage, son médium habituel, Céline Chariot a préféré la scène, par besoin de vivant. "Il y a tellement de choses à en dire. On n'a ni la police ni la justice ni l'État avec nous. Il y a des femmes qui se rassemblent, qui font le même chemin, sous des formes différentes." Un des soutiens possibles et effectifs à cette lutte passe par la presse, avance notre interlocutrice, saluant la pression que peuvent mettre certaines enquêtes et révélations sur les décideurs.
Reconstitution
Empruntant aussi l'esthétique des polars, la performeuse reconstitue dans Marche Salope une scène de crime : périmètre délimité, description minutieuse, détails.
"Représenter, reconstituer la scène de crime, c'est bien ce dont il s'agit. De 60 à 80 % des viols sont correctionnalisés. Cela signifie des peines moindres, un casier judiciaire moins lourd. Ne pas oublier que le viol est un crime." En parallèle, les chiffres montrent la faible proportion de plaintes par rapport aux cas, et l'infime nombre de suites données aux plaintes, posant une immunité de fait pour l'essentiel des auteurs de violences. "Les juges dans leur immense majorité ne savent même pas ce qu'est l'amnésie traumatique", soupire Céline Chariot.
"Avec Marche Salope, j'espère toucher des gens qui n'ont pas envie d'être touchés", dit-elle en pointant les innombrables dossiers classés sans suite, les procédures où tout traîne, la protection des uns envers les autres. C'est d'une amnésie délibérée qu'il s'agit là. "Toute une culture à remettre en question."
Les détails qui submergent
Outre le son, l'aspect visuel est capital dans le spectacle, et s'installe par un processus de destruction/reconstruction, à rapprocher de ce qui se produit pour la victime. "L'amnésie traumatique, lorsqu'elle se lève, fait ressurgir des souvenirs très précis, sans aucune explication. Les odeurs notamment sont très ancrées dans la mémoire, si bien qu'on peut se retrouver submergé par les détails. C'est ce que la plainte a également de violent, outre le fait qu'on ne sait jamais comment elle va être prise et entendue, elle suppose que l'on doive redire et redécrire encore et encore ce qu'on a subi."
Jean-Baptiste Szezot cite Virginie Despentes : "Le viol est un traumatisme qui nous défigure mais qui nous constitue", écrit-elle. "C'est ce que montre Céline avec la chaise qui à la fin est toujours là, incomplète mais debout. On ne peut pas simplement l'évacuer avec les encombrants."
Une épreuve, ce spectacle? Pas du tout ! lance la jeune femme. "Quand on a connu une amnésie traumatique et sa levée, quand on a cru crever, ceci n'a rien de difficile. C'est un travail de petite fourmi, constructive et motivée."
Écriture automatique
Motivée au point de prendre la plume, confie celle qui avoue détester écrire. Et qui a, pour ce projet, pratiqué l’écriture automatique.
"C’est assez impressionnant quand ça arrive ! Le texte sur le mouvement, par exemple, a coulé tout seul. Un flot continu. Il fallait que ça sorte."
Après cette phase, cette production, est venu le temps de déterminer quoi en faire. "Ensuite on a bidouillé, arrangé, aménagé cette matière pour que ça rentre dans une forme audible et compréhensible."
Pari relevé haut la main.
- "Marche Salope" : Les 18 et 19 février au Manège Fonck, au Festival de Liège.
Et aussi le 12 mars à l'Université de Mons, puis les 11 et 12 mai dans le cadre du focus Guerrières à Mons/MARS. - En cours : Le Festival de Liège court jusqu'au 26 février. Avec notamment "Le Paradoxe de Billy" de Ludovic Drouet (19-20/2), "Les Dévorantes" de Sarah Espour (22-23/2), "C'est pas la fin du monde" par la Cie Que Faire (23-27/2), "Paying for it" du collectif La Brute (24-25/2).
- Infos, rés. : 0497.606.402 – www.festivaldeliege.be