XS 2022: la dernière traversée

En cours au National jusqu'au samedi 2 avril, le Festival XS – dixième et dernier du nom – mélange les genres et démultiplie les espaces de performance.

Marion Lory et Rokia Bamba dans "Buddy Body" d'Elsa Poisot, assistée par Laure Lapel.
Marion Lory et Rokia Bamba dans "Buddy Body" d'Elsa Poisot, assistée par Laure Lapel. ©Alice Piemme

Le théâtre peut-il vous donner des courbatures ? Au lendemain de quelques heures à glaner les pépites en arpentant le National de la cave au grenier, des salles aux lieux d'ordinaire réservés au personnel administratif ou technique, il semblerait que oui. C'est le prix, bien modeste, d'un parcours dont les étapes s'enchaînent à un rythme soutenu, permettant de goûter à des formats divers, de bousculer ses habitudes; ce qu'on appelle sortir de sa zone de confort. Pour découvrir que, parfois, les propositions les plus passionnantes s'échafaudent sur du peu.

Buddy Body

Direction studio son, au –2, l'oreille tendue, pour découvrir ce projet d'Elsa Poisot, à l'écoute de femmes en situation de grande vulnérabilité. D'une expérience immersive en Haïti quelques mois après le tremblement de terre, l'autrice et metteuse en scène élargit la focale. En résulte une collaboration entre plasticiennes, créatrice sonore, DJ et interprètes, où le témoignage prend corps et voix avec une intensité peu commune, portée par Marion Lory et Rokia Bamba dans un univers visuel signé Ditte Van Brempt et Émilie Jonet, en symbiose avec les enregistrements et la dramaturgie sonore de Myriam Pruvot . Une expérience où la forme, résolument multidisciplinaire, s'articule au service d'un propos important, à la croisée de l'intime et du politique.

Gift Songs

Prometteuse, la proposition de Virginie Benoist et Julie Calbete invite chaque personne à se bander les yeux et à se laisser traverser par les chansons que porte ce duo de voix. La joliesse des harmonies nous touche, leur spatialisation aussi car les deux chanteuses circulent parmi les chaises disséminées dans la « cathédrale » (au deuxième sous-sol, l'imposant atelier de décors du National). Le répertoire cependant se révèle moins varié qu'attendu, et l'effet cocon de l'ouïe sans la vue gagnerait à s'assortir d'une assise plus confortable.

Un pays sans rivière

Poursuivant la traversée de l'histoire singulière de son père, Emmanuel De Candido déploie en compagnie de Stéphanie Mangez et sa fille Joanne, l'histoire de l'homme-bison, que lui racontait inlassablement ce paternel si peu présent. Des images en illustrent les éléments sur base desquels – tandis que la fillette dessine « la suite de l'histoire » un casque sur les oreilles –, les adultes extrapolent ce que signifient les représentations, les racines, les liens, et comment une génération les transmet à la suivante. Un pays sans rivière n'est pas une étape de travail. "Ce que vous allez voir est définitif. C'est un cadeau", avait annoncé Emmanuel De Candido. Entre fiction, faits historiques et confidences, la Cie MAPS – avec une petite foule de complices en figuration onirique – questionne les images du monde que façonne pour les enfants la parole des parents.

Aurélien Dubreuil-Lachaud campe un "Philippe" dont on n'oubliera pas de sitôt les hésitations face à la foule qui le regarde.
Aurélien Dubreuil-Lachaud campe un "Philippe" dont on n'oubliera pas de sitôt les hésitations face à la foule qui le regarde. ©Cabane Music

Philippe

Coécrit par Silvio Palomo, Manon Joannotéguy  et Aurélien Dubreuil-Lachaud, ce personnage improbable et familier nous fait face alors que se lève le rideau du monte-charge. C'est à une véritable expérimentation que s'adonne, pour XS, le Comité des fêtes: comment agit et réagit le corps contraint ? où se pose le regard d'une personne qui se retrouve seule confrontée à la masse des regards d'un groupe ? "Comment spectaculariser le doute troublant de l'incompréhension ?" pour reprendre le sous-titre de Philippe. Souvent solidement ancré dans d'autres projets de la compagnie, le quatrième mur ici s'est évaporé, et cette dissolution même fait sujet. Entre raideurs saccadées et soudaine souplesse, le visage rieur parfois assombri d'une brutale gravité, d'hésitation perpétuelle en discours indistinct au débit précipité, Philippe (Aurélien Dubreuil-Lachaud) nous fait éprouver à travers lui toutes les nuances de la gêne et de la générosité.

Boxed

Grand spécialiste du théâtre d'objets, le marionnettiste, performeur et metteur en scène Ariel Doron (Israélien, basé en Allemagne) est l'invité d'XS pour deux propositions.

De Plastic Heroes, nous n'entendrons que des échos (car le programme foisonnant d'XS implique des choix, donc des renoncements), enthousiastes.

Plus dépouillé mais non moins réjouissant, Boxed voit l'artiste jouer de son avant-bras droit, émergeant d'une simple boîte à chaussures, comme d'un objet étranger. Amusant et ludique d'abord, dans un registre presque naïf et franchement clownesque, l'engin se révèle bientôt inquiétant. La marionnette, on le sait, peut se retourner contre son manipulateur. Ariel Doron revisite le genre façon "Possession", avec un humour ravageur et gore, un minimalisme profus, une inventivité hilarante. Rigoureusement délirant.

Le théâtre d'objets minimaliste et irrésistible d'Ariel Doron.
Le théâtre d'objets minimaliste et irrésistible d'Ariel Doron. ©A. Wirsig, A. Storhmaier

Columbia Circus ; Ykimnar

Loin des configurations classiques scène-salle, certains projets XS tablent aussi sur la proximité, relative voire extrême, avec des jauges ultra réduites. Ainsi deux personnes seulement peuvent pénétrer la roulotte de Columbia Circus, conçue et réalisée par Cécile Léna, et découvrir, entre taille réelle et maquettes savamment éclairées, l'univers de cette artiste de cirque ailée, évoquée par son fils. Une poésie visuelle et sonore, aussi délicate qu'intense.

Dans un registre très différent, quoique n'acceptant là encore que deux ou trois personnes à la fois, Ykimnar (You know I'm not a robot) propose à la "clientèle" de l'Agence de Rencontres sans Risque l'expertise d'une start-up spécialisée en relations humaines rendues plus efficaces car débarrassées de leur charge émotive. Ainsi fait-on face à un ou une androïde qui, après paramétrage, va entamer un exercice d'interaction. Séduisant, le projet de Morgane Le Rest, Fabien Lartigue et Gabriella Cserhati pourrait radicaliser davantage cette prometteuse rencontre robotique.

Cette année non plus, on n'aura pas tout vu. Cette année encore, une dernière fois dans ce cadre, on aura cavalé d'un petit monde à un autre, s'inventant une traversée. On aura osé s'aventurer sur des terrains moins connus, oscillant entre raison, instinct et bouche-à-oreille pour se frayer un chemin dans l'appétissant programme composé par Vincent Hennebicq. Cette année, une fois de plus, on aura vécu l'immersion tant scénique qu'architecturale, du trottoir en façade jusqu'aux tréfonds du National. Cette année, encore, on aura expérimenté, soupiré, attendu, ri, tremblé ; on aura assumé avec les artistes la vertu et le risque de l'enchaînement, où se cristallisent des enthousiasmes, où parfois aussi une proposition peut pâtir ou jouir de la proximité d'une autre. Cette année, toujours, XS aura fait rimer l'Extra Small et l'Excès, la mesure et la profusion, jusqu'au bout des nuits festives, avant de tourner la page, au bout de dix éditions riches en émotions.

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