La mélancolie d’Edouard Louis vue par Milo Rau
"The Interrogation", spectacle intimiste d’Edouard Louis et Milo Rau, enfin sur scène. Critique.
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- Publié le 31-05-2022 à 12h54
- Mis à jour le 31-05-2022 à 12h55
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Ce devait être l'événement du Kunstenfestival en 2021 mais il fut alors brusquement annulé. The Interrogation était un monologue écrit par Edouard Louis avec le metteur en scène Milo Rau, basé sur la vie de l'écrivain et son expérience d'essayer d'échapper à son destin, de se libérer grâce à l'art, au théâtre, à la littérature. Et à l'impossibilité de le faire. C'était une méditation sur la puissance possible (ou non) du théâtre. Edouard Louis devait jouer lui-même son propre rôle mais in extremis, il y renonça.
Un an plus tard, la pièce est jouée mais cette fois par Arne De Tremerie, un jeune et excellent acteur du NT Gent, le théâtre que dirige Milo Rau. Il a le même âge que le romancier et lui ressemble étrangement avec le même sweat blanc à capuche. Le mimétisme est mis en lumière quand Edouard Louis apparaît en voix off ou en vidéo comme dialoguant avec son double sur scène.
Après avoir été joué à Paris au théâtre de la Colline, The Interrogation était pour un soir au NTGent à l'occasion de la présentation de sa riche saison 2022-2023. Il faudra encore attendre 2023 pour que le spectacle soit en tournée, à Gand en janvier, à Lille en mars, et sans doute ailleurs.
Arne De Tremerie (Edouard Louis) est seul sur une scène vide. D'emblée, on entend Edouard Louis lire lui-même sa lettre à Milo Rau qui explique l'échec de 2021. "Cher Milo, je réalise que la vie d'acteur n'est pas la vie rêvée que j'avais espérée. C'est une révélation dure à encaisser. Tu sais à quel point écrire est une tâche lourde pour moi, ingrate, et tu sais à quel point j'avais ce rêve d'une vie d'acteur qui m'aurait aidé à échapper à la solitude de l'écriture. Mais j'ai eu tort. Une fois de plus, j'ai échoué avec le bonheur."
Edouard Louis lui propose alors de faire jouer par un autre son histoire : " avoir rêvé toute sa vie de devenir acteur et au moment où il le devient comprend que son rêve ne lui a pas donné le bonheur qu'il attendait. Alors il n'est pas là."

Fatigué
On retrouve dans le spectacle la vie d'Edouard Louis que ceux qui ont lu ses livres connaissent : ses origines défavorisées, l'homophobie ambiante, son amour pour Titanic, sa rencontre avec Didier Eribon, etc. Il ajoute des anecdotes neuves comme celle sur la meute de journalistes venue dans son village croyant naïvement y trouver la trace d'une homophobie visible…
La pièce rappelle les liens entre l'écrivain et le théâtre qui sont profonds depuis son enfance. Pour lui, le théâtre, découvert au Conservatoire d'Amiens, c'est une histoire d'émancipation qui lui a fait quitter son village, qui lui a fait rencontrer la littérature. C'est une forme de survie aussi : jouer un rôle lui permettait, quand il était jeune, de ne pas être identifié comme homosexuel: " Je devais faire croire que j'étais masculin. Comme un rôle de théâtre, en permanence."
Il pensait alors que " la vérité sera une affaire de vengeance." " La première fois que je montais sur scène, je me sentais regardé. toute la salle s'est levée. Ils applaudissaient."
Quittant son village pour Paris, devenu écrivain à succès, mis en scène par Ostermeier, il espère à chaque fois que "je serai sauvé, ce sera la fin."Mais la fin n'arrive jamais, dit-il, mélancolique. Il ne peut échapper à la violence du monde: "Je suis fatigué de cette éternelle recherche de présence, de liberté, de moi-même."
Il aspire à "plus d'histoires, plus de vengeance, juste la vie."
The Interrogation est une méditation sur une libération ratée, sur le doute et sur l'échec, sur l'impuissance du théâtre (de l'art) à changer la violence du monde. "Exprimer sur scène cette mélancolie, ma vulnérabilité, devient ici un acte artistique", nous disait-il.