Hétéro, homo... ? “On est tous des individus. Point”
Jean-François Breuer et Patrice Mincke adaptent “Les garçons et Guillaume, à table !”, en tournée dès ce 7 octobre. L’auteur, Guillaume Gallienne, y dénonce les clichés de genre. Sa comédie fut créée au théâtre, avant d’être un triomphe au cinéma.
- Publié le 05-10-2022 à 17h46
- Mis à jour le 05-10-2022 à 21h04
Dans la salle du Grand Théâtre de la Ferme de Martinrou, à Fleurus, l'air est frisquet et on garde volontiers son manteau sur les épaules. "Je vais mettre un petit peu le chauffage", se risque Patrice Mincke, le directeur des lieux, dont la facture de mazout a explosé en ce début d'automne. Malgré le contexte énergétique difficile, l'ambiance détendue qui règne sur le plateau a vite fait de réchauffer les corps. Le comédien Jean-François Breuer et Patrice Mincke déplacent sur un petit diable à roulettes deux grandes armoires en bois, à la structure apparente, qu'ils installent au milieu de la scène. Puis, ils les remplissent de vieilles valises, malles et sacs de voyage. Ils sont rejoints par le créateur lumière, Philippe Catalano, qui, lui, éparpille des dizaines de petites lampes de chevet vintage à même le sol. La répétition peut commencer.
“Maman, j’ai un peu mal à la tête”
Jean-François Breuer s'est assis dans l'enchevêtrement de ces bagages d'antan. Il attend que soit lancée la musique d'introduction. "On est confiants", assure-t-il, à quelques jours de la première de son seul-en-scène Les garçons et Guillaume, à table !, de Guillaume Gallienne, mis en scène par Patrice Mincke. "Tout va bien aller, même si on sent qu'on est dans la dernière semaine avant le début de la tournée", qui démarre ce 7 octobre à Sambreville, avant de l'emmener pour quarante dates à Bruxelles et sur les routes de Wallonie.
"Jean-François, je te fais écouter les deux extraits", le prévient Patrice Mincke depuis la régie. "OK. On peut essayer les deux", lui répond-il. Quelques notes de guitare résonnent dans la salle. Jean-François Breuer se lance. "Maman ! Maman ! Maman, j'ai un peu mal à la tête. – Ah ? ! Toi aussi ![Musique] – Maman, tu sais quoi, j'ai revu mon premier amour de quand j'étais petit. Tu te souviens, Anna ? – Comment va-t-il ? – Euh... Elle va bien, je crois."
"Je pense, qu'au début, quand tu dis que tu as mal à la tête, ça doit vraiment être tout simple, conseille Patrice Mincke tandis qu'il dévale l'escalier qui relie la régie à la scène, comme un petit garçon qui se plaint d'avoir mal au genou. Comme ça, la stupeur vient sur 'Ah ! Tu me parles de toi, en fait !' On essaie comme ça ?" "OK. Oui, oui !", acquiesce le comédien.
Confusion des genres
Ce texte, Les garçons et Guillaume, à table !, Jean-François Breuer a "toujours rêvé" de le monter. Mais "je ne savais pas si c'était possible et si on aurait les droits", se souvient-il. Son producteur, Denis Janssens (Live Diffusion), a alors fait la demande "et Guillaume Gallienne a accepté". Récit autobiographique, Les garçons et Guillaume, à table ! est une comédie créée en 2008 au théâtre de l'Ouest parisien, avant de devenir un immense succès au cinéma en 2013 (lire ci-contre) – Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie française, raflera quatre César en 2014.
L’histoire ? Dès son plus jeune âge, Guillaume est persuadé d’être une fille, ce qui est loin de déplaire à sa mère qui entretient la confusion. Sa famille, les personnes qu’il croise sont ainsi convaincues qu’il est homosexuel. Lui, un peu perdu, s’amuse de cette non-virilité, joue l’ambiguïté et rend hommage à la féminité.

“Un vrai travail de chirurgien”
Si la pièce et le film retracent le vécu de Gallienne, Jean-François Breuer et Patrice Mincke n'ont aucunement cherché à en faire un copier-coller. "Ça reste un défi relativement fréquent au théâtre quand on monte un classique qui a déjà été joué et monté plein de fois (Patrice Mincke vient de mettre en scène Cuisine et dépendances de Jaoui et Bacri aux Galeries, NdlR), estime le metteur en scène. Le dernier truc à faire, c'est donc de voir comment il a été joué avant de le jouer". Et d'ajouter : "Si on veut être un peu créatif et se libérer du poids du passé, il faut prendre le texte, imaginer ce qu'il évoque, pourquoi il a été écrit, etc. et s'y plonger avec sa subjectivité".
Dans le cas présent, "Guillaume Gallienne jouait son histoire et, ici, on joue un propos, un thème, une histoire", relève Patrice Mincke. "Je me suis interdit de revoir le film pour que ça n'influe pas sur la musicalité de mon phrasé, en particulier pour le rôle de la mère, et mon jeu, complète Jean-François Breuer. Un regard plus vers le haut, une position de la main, un souffle sur la voix… C'est un vrai travail de chirurgien pour s'approprier clairement et sincèrement chaque personnage". "Le but n'est pas de faire croire que c'est l'histoire de Jean-François, précise encore le metteur en scène, même s'il est allé chercher dans son vécu, son univers pour créer son personnage".
“Aujourd’hui, des insultes fusent toujours”
"Ce récit me touche parce qu'il résonne avec ce que j'ai traversé personnellement, confie Jean-François Breuer. Ici, il s'agit d'un coming out inversé : Guillaume pense être une fille puis il croit être homosexuel, se fait insulter et, finalement, il est hétéro. Moi, j'ai fait mon coming out. Mais, toute mon enfance, j'ai été insulté : 'pédale', 'tapette', 'salut la fiotte', dégage !'… Et, aujourd'hui, il y a toujours des insultes qui fusent. C'est pour cela que c'est important de montrer cette pièce". Il poursuit : "Un moment, dans la pièce, Guillaume dit : 'C'est quand même difficile d'être viril'. Moi, je ne suis pas quelqu'un de viril, je le sais, mais je n'en ai pas envie. Et ce n'est pas pour autant que je dois prouver que je sais enfoncer un clou dans un mur."
Patrice Mincke abonde : "Je suis hétéro, mais quand je pleure ou quand je montre ma sensibilité, je reçois une gommette 'Waouh ! Tu as une part féminine bien développée'. Mais non ! C'est ma masculinité qui fait que je pleure ou que je suis un papa-poule, ou devrait-on plutôt dire un papa-coq". Et de fustiger : "Il y a plein de fois où on nous redirige vers des stéréotypes [de genre]. Je suis sûr que, dans la salle, plein d'hommes vont se reconnaître dans cette difficulté à répondre à l'image de l'homme tel qu'il doit être". Pour Jean-François Breuer, enfermer les gens dans une case identitaire (hétérosexuel, LBGTQIA+, allochtone…) s'avère "dangereux". "Nous sommes tous des individus. Point."
"Notre but est de faire rire pendant le spectacle, insiste Patrice Mincke, avec des moments d'émotion. Mais, au-delà, notre but n'est pas que l'on parle du spectacle, de la lumière ou de Jean-François, mais bien du sujet. Et, à nos yeux, c'est à ça que le théâtre sert."
EN PRATIQUE
- Quoi ? Jean-François Breuer s'empare du seul-en-scène Les garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne, dans une mise en scène de Patrice Mincke. Le pitch ? Persuadé depuis tout jeune qu'il est une fille, Guillaume se comporte comme tel, ce qui est loin de déplaire à sa mère qui entretient la confusion. Sa famille, les personnes qu'il rencontre pensent dès lors qu'il est homosexuel. Un peu perdu, il sème le trouble et joue l'ambiguïté.
- Où et quand ? En tournée à Bruxelles et dans toute la Wallonie à partir du 7 octobre (Sambreville) jusqu'au 22 avril 2023, dont 12 représentations à La Valette (Ittre), du 3 au 20 novembre.
- Infos et rés. sur www.livediffusion.com
Un film phare pour Guillaume Gallienne
Cinq ans après son seul en scène, Guillaume Gallienne portait à l'écran Les garçons et Guillaume, à table ! Jolie petite revanche personnelle sur les traumas de l'enfance qui propulsa le sociétaire de la Comédie française à l'avant-plan, après plusieurs années de seconds rôles plus ou moins discrets. L'acteur soigne alors sa notoriété croissante dans Les Bonus de Guillaume sur Canal Plus ou Ça ne peut pas faire de mal, émission consacrée à la lecture sur France Inter.
Le film fait salle comble, dès sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes, où il est sélectionné au mois de mai 2013 : on se bouscule au Théâtre Croisette pour le découvrir.
Le primo réalisateur a le bon sens de ne pas faire du théâtre filmé – même s’il rend hommage à sa chère scène. L’acteur Gallienne s’offre son instant psychanalyse en interprétant les personnages clés : Guillaume, mais aussi sa mère. Il est aussi convaincant dans l’un que dans l’autre.
On pense à Woody Allen, pour la dimension autobiographique, l’autodérision et l’autoanalyse apparente.
La question du genre
Gallienne évite le poids traumatique ou la charge excessive d’une mère toute-puissante sinon castratrice.
On pardonne les facilités cabotines – comme la scène fameuse du “massage bavarois” avec Diane Krüger.
Gallienne, tout en usant un brin des mêmes stéréotypes transgenres, fait oublier l'héritage pesant de La Cage aux folles dans la comédie de boulevard hexagonale (et ses itérations au grand écran). Pourtant, le ressort demeure identique : rire des efféminés, plutôt que prendre au tragique l'impact des préjugés qu'ils affrontent.
Avec Les garçons et Guillaume, à table !, la question du genre s'invite à celle du cinéma français en 2014. Le film reçoit dix nominations aux César – un record jusqu'en 2020. Deux autres films phares de l'année 2013, qui traitent des amours homosexuelles, sont nommés aux César dans les catégories reines (meilleur film, meilleur réalisateur…) : La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche, Palme d'or à Cannes, et L'Inconnu du lac d'Alain Guiraudie, également passé par la Croisette au printemps précédant.
Cécile de France, maîtresse de cérémonie, en profite pour promouvoir les "sexualités différentes". "Faites l'amour, arrêtez de polémiquer sur l'amour !" Adèle Haenel, qui obtient le César de la meilleure actrice pour un second rôle pour Suzanne de Katell Quillévéré, remercie la femme qu'elle aime. Six ans plus tard, elle claquera la porte quand Roman Polanski remporte le César du meilleur réalisateur pour J'accuse, qui bat le record de nominations du film de Gallienne.
Les Garçons et Guillaume, à table ! a remporté cinq compressions : meilleur film, meilleur acteur, meilleur premier film, meilleur montage et meilleure adaptation. Tout naturellement, Guillaume Gallienne a remercié sa mère.