Phia Ménard : “On ne choisit pas de naître, ni sa couleur de peau, son sexe, d’être trans, hétéro ou homo”
Artiste plurielle, la chorégraphe, metteuse en scène et performeuse déploie son spectre à Bruxelles. Avec, au National, deux spectacles moins différents qu’il n’y paraît. Du théâtre d’objet jeune et tout public avec “L’après-midi d’un foehn, version 1”. Cocteau revisité dans l'opéra “Les Enfants terribles”.
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Publié le 06-02-2023 à 12h14 - Mis à jour le 06-02-2023 à 17h27
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Le cirque, et la jonglerie en particulier, ont constitué sa porte d’entrée dans l’art vivant. Née à Nantes en 1971, elle suit l’enseignement de Jérôme Thomas – dont le spectacle Extraballe a servi de détonateur – puis intègre sa compagnie. On est alors au milieu des années 1990. Phia Ménard suit en parallèle la formation “Présence Mobilité Danse” d’Hervé Diasnas. Danse contemporaine, mime, jeu d’acteur : les cordes à son arc se multiplient. Sa compagnie Non Nova voit le jour en 1998, assortie de sa volonté d’explorer des champs qui s’éloignent de la pure virtuosité.
La jonglerie, plus que ses premières amours, relève de l'”histoire passionnelle”, pour notre interlocutrice. “Aujourd’hui, je dis que c’était une entrée. Il fallait que je trouve la porte, ça a été celle-là. Avec un maître, Jérôme Thomas, et son regard qui ouvrait sur toutes les formes de pratiques.” Une ouverture générale : l’espace devient celui du corps, de la dramaturgie, de la scène. Et entraîne chez l’artiste un questionnement continuel des enjeux de la création, de la relation au public.
À l’écoute de soi et des éléments
En 2008, son parcours évolue. Alors qu’elle entame ouvertement sa transition, Phia Ménard imprime à sa démarche artistique une nouvelle direction, avec l’Injonglabilité Complémentaire des Éléments. I.C.E. a pour objet l’étude des imaginaires de la transformation et de l’érosion au travers de matériaux naturels.
La créatrice lance alors le cycle des “Pièces de glace” et, à l’automne, crée au Museum d’Histoire naturelle de Nantes L’après-midi d’un foehn, version 1, inaugurant les “Pièces du vent”.

Se révèle une artiste à l’écoute d’elle-même, de son genre jusque-là contredit par le sexe qui lui avait été assigné à la naissance, et des éléments, comme des systèmes qui innervent et régissent nos sociétés. Comme dans Saison sèche, coécrit avec le dramaturge Jean-Luc Beaujault, créé en 2018 au Festival d’Avignon et où, dans un dialogue puissant entre espace et mouvement, elle s’attaque aux violences masculines.
Un an plutôt s’esquissait, à la Documenta de Cassel, avec Maison Mère, ce qui allait aboutir à la grandiose Trilogie des Contes immoraux (pour Europe) présentée au complet à Avignon en 2021.
Autant de formes qui, offertes à la perception du public, se situent en deçà ou au-delà de la compréhension. Dans la sensation. Cela correspond à l’évolution de la passion du début vers “les questions de la forme, du désir, sur ce qu’il faut partager et non plus montrer”, comme elle nous l’explique aujourd’hui. “Chaque personne prend sa part et trouve le moyen de se raconter l’histoire qu’elle veut. Mon but est de trouver à toucher au corps du spectateur, à l’instant de la rencontre, à ce qui la fait vibrer.”
Surprendre, troubler, déboussoler
Si elles semblent à l’opposé du spectre, y compris quant au public qu’elles visent – le jeune public pour L’après-midi d’un foehn, version 1, une audience a priori adulte pour Les Enfants terribles –, les deux pièces présentées à Bruxelles ne sont pas plus que les autres créations de Phia Ménard pensées pour une catégorie particulière. “Je suis toujours à la fois surprise et rassurée que mes spectacles touchent un public très large, habitué ou non à fréquenter les théâtres.”
La plus belle chose qui me lie au monde, c’est la rencontre, le partage,
L’ouverture toujours, maître-mot d’un parcours irréductible à une définition linéaire. Quelle serait la sienne? “Je me dis souvent: avant on ne savait pas où me mettre, maintenant on me met un peu partout… Je ne me limite pas. Quand je veux traiter d’un sujet, je m’empare de tous les outils possibles. C’est ce qui fait le spectacle vivant. Et cela pose aussi pour moi la question du théâtre: ce lieu où s’établit un dialogue entre des œuvres et un public – voilà le vrai sujet. Je n’hésite pas à me mettre dans des endroits où il sera surpris, troublé, déboussolé. C’est l’acte de l’artiste: animer, réactiver sa propre curiosité et celle du public.”
Un geste artistique qui, s’il prend des contours divers, englobe toujours la question du corps, de la violence, de la matière. “Comment amener l’idée que l’humain est en permanence dans la matière, se débat avec, lutte contre, en a du plaisir.”
La dérive plutôt que le droit chemin
Avec la matérialité, la transformation fait partie de sa vision de l’art. “La transformation du regard, qui repousse sans arrêt la question du point de vue. Cela repose aussi sur la notion de dérive, qui vaut mieux que d’aller droit dans le chemin. C’est aussi prendre le temps de vivre chaque étape. Tous ces mots-là sont porteurs de sens.”

Phia Ménard en est convaincue: on ne choisit pas, “de naître, sa couleur de peau, son sexe, d’être trans, hétéro ou homo. On est dans une situation, une mise à l’épreuve: qui sommes-nous? que faisons-nous? Ces va-et-vient m’animent. Il y a une forme de transformation qui va au-delà de l’adaptation. Dans ma pratique artistique j’essaie de transformer le monde, d’amener sans arrêt le regard de quelqu’un qui dérive.”
Au risque de la rupture? “La place d’artiste implique déjà une certaine distance, pour à la fois observer la société et y participer, d’un peu loin. Le théâtre est mon refuge, ma grotte, qui me protège. J’en sais l’abri, le possible, le rythme, le temps. La rupture, ce serait de ne plus du tout accepter le réel. C’est une autre étape, presque révolutionnaire, qui m’intéresse aussi mais j’en reviens. J’aime tellement la vie, or être révolutionnaire c’est accepter de mourir. Même si j’aimerais récolter les fruits de la révolution”, sourit-elle.
Vécu/fiction
La dichotomie et le lien entre vécu et fiction s’invitent dans nombre de créations actuelles. Quelle place plus précisément prend, pour Phia Ménard, le vécu dans la construction de la fiction? “Un rôle prépondérant. C’est ce qui fait qu’on sait que l’autre peut comprendre ou percevoir ou sentir. Mon propre vécu m’a permis de traiter de certains sujets parce que j’y étais en quelque sorte obligée. Le vécu c’est aussi ce que vit le corps. Je regarde les gestes, les attitudes, les fonctionnements des humains de ma propre position, juste en dérivant un petit peu.”
Sa position? “Celle de l’artiste qui, dans la société, est tolérée et dont on sait qu’elle fait un travail sur et pour cette société.”
La place du spectateur est, dit-elle, sa “question la plus forte” dans l’écriture. Mais quel genre de spectatrice est Phia Ménard? “Très exigeante!” La réponse a fusé. “J’ai besoin d’œuvres devant lesquelles je peux me libérer de l’analyse, de la critique, qui me permettent de lâcher. J’aime me laisser guider et avoir la chance de rencontrer de l’inédit; j’aime cultiver cette curiosité.”
Sans surtout qu’on lui dise quoi penser. “J’ai horreur qu’on me prenne par la main dans un spectacle. Je ne supporte pas le didactisme dans l’art; je me refuse donc à le faire subir aux autres.”
Pièces opposées et jointes
L’après-midi d’un foehn, version 1 (2008), courte pièce de danse/théâtre d’objet (dès 4 ans), semble à l’opposé de l’opéra de Philip Glass Les Enfants terribles (2022), d’après Cocteau.
Le livret ayant été écrit non à partir du livre mais du film de Melville, “il s’agit de l’interprétation d’une interprétation”, nous explique Phia Ménard. “Je me suis rapprochée du livre, qui me parlait davantage. La langue a un peu vieilli ; les jeunes ne la parlent plus. Cela m’a conduite à penser que ces enfants terribles ne sont plus des ados mais des personnes âgées, qui se retrouvent ensemble dans une maison de retraite…” Deux âges en rupture avec la société. Et en filigrane la passionnante question du corps vieillissant, à la ville comme à la scène. “Je cherche toujours à savoir où se trouve notre empathie, qu’est-ce que nous regardons du corps. Tous ces sujets sont pour moi débordants.”
L’une et l’autre nées de commandes, les pièces ont aussi des échelles très différentes. Proche de l’arte povera pour L’après-midi, avec un dispositif scénique imposant pour Les Enfants. Et, de part et d’autre, la musique “savante, composée” sur laquelle elles sont construites.
Toutes distinctes qu’elles soient, “en fait je les reconnais bien de moi. C’est bien ce qui me traverse et ce qui m’a traversée qui est là. Elles parlent chacune de mon regard sur le monde.”
- Bruxelles, National : L’après-midi d’un foehn, version 1, du 8 au 11 février ; Les Enfants terribles, les 10 et 11 février. Infos, rés.: 02.203.53.03 – www.theatrenational.be