“Débandade”, la pièce où s’expriment, se cachent et se dévoilent les virilités d’aujourd’hui
Les sept interprètes masculins d’Olivia Grandville arrivent à Charleroi Danse pour une première belge. Douce fièvre du samedi soir en vue.
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Publié le 14-02-2023 à 14h43 - Mis à jour le 14-02-2023 à 15h13
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En amont de cet opus, créé en 2021, Olivia Grandville, en 2018-2019, monte avec des étudiants Nous vaincrons les maléfices, autour du mythique festival de Woodstock, des utopies des années septante et de leurs échos en la jeunesse actuelle. “C’est la génération de mes fils. Et j’entendais leur colère sur le peu qui est resté de ces élans.”
Dans le même temps, “l’explosion de #MeToo venait d’avoir lieu, c’était puissant, incroyable. J’ai eu envie de comprendre comment cette jeunesse vivait tout ça, indique la chorégraphe de 58 ans. Je suis moi-même entre deux générations de féministes. J’ai vu le féminisme de mes mères se casser la gueule. J’ai voulu interroger les hommes sur leurs assignations, en regard de celles que vivent les femmes. Or je suis convaincue que, tant qu’on reste sur un mode offensif, guerrier, genre contre genre, tant qu’on ne peut pas dialoguer, on ne va pas y arriver.”
L’idée de Débandade chemine. Inspirée par Le Mythe de la virilité, d’Olivia Gazalé, Olivia Grandville recrute sept danseurs aux profils divers : origines, formation, pratique… Jusqu’à proposer “sept portraits de jeunes hommes qui ne sont qu’eux-mêmes. Le spectacle ne prétend pas représenter la génération tout entière, ni imposer un discours fermé. Mais, au travers de ces portraits, quelque chose d’aujourd’hui se raconte.”
Si le projet avait germé avant, l’objet “Débandade” a mûri pendant le confinement.
La résidence la plus importante a eu lieu durant quinze jours, aux Écuries, à Charleroi. Le temps de création, du fait de la covid, était étiré, ce qui est apparu comme plutôt bénéfique – comme beaucoup de choses dans ce temps de suspens. On était en plein hiver, en plein confinement, ensemble. Un moment fort. On a pu à la fois se découvrir, se questionner, s’engueuler, faire appel à un médiateur. Et se faire confiance, commencer à s’amuser, avec un esprit de légèreté dont tout le monde avait grandement besoin.
Quels ont été les points de friction ?
La masculinité à laquelle je faisais référence… Plusieurs étaient choqués, estimant l’avoir dépassée depuis longtemps, familiers d’une fluidité de genre. Certains mais pas tous. Il y a dans l’équipe des vécus différents. Éric notamment, qui est burkinabé, témoigne d’une autre réalité. On n’est pas dans une progression linéaire, mais en strates, géographiques, sociales, culturelles… Les rôles genrés sur lesquels je leur proposais de travailler et réfléchir au départ étaient encore d’actualité pour beaucoup.
Quand je les ai rencontrés, le plus jeune avait tout juste 20 ans. Aujourd’hui, l’équipe a entre 22 et 30 ans. Et trois bébés « Débandade » sont nés !
Des points de vue divers sur la masculinité cohabitent donc dans l’équipe ?
L’un des danseurs a déclaré en avoir marre qu’on parle systématiquement des femmes. On peut ne plus vouloir assumer cette parole. Mais aussi, moi, femme, j’ai pu dire que cette position valait d’être entendue, au même titre que d’autres. Intéressant en tout cas d’arriver à le poser, à savoir en quoi c’est audible ou inaudible. À admettre que cette position est partagée par un certain nombre de gens dont la détresse, la colère, le désarroi, la frustration sont à prendre en compte. Sans dialogue, on court à la catastrophe. Moi je suis née à une époque où c’était l’omerta sur tout. Ça a énormément changé, heureusement.
“Débandade” met sept hommes sur le plateau, alors justement qu’on lutte contre l’hégémonie masculine, qu’on prône la parité…
C’est clivant, oui. Je n’essaie pas de défendre une thèse. Je propose, avec eux, une pièce assez drôle, joyeuse, qui communique de l’énergie et de la douceur.
Cette douceur et cette énergie passent également par la bande-son.
Jonathan Kingsley Seilman, qui est présent sur scène, a composé cette bande-son à partir d’une série de podcasts de France Culture sur l’évolution des masculinités au travers des musiques populaires. Sur cette colonne vertébrale se sont greffées des propositions de Jonathan, mais aussi des danseurs. C’est un parcours à travers des jalons comme Presley, Gainsbourg, Bowie, Missy Elliot.

Jusqu’où a-t-on besoin des clichés pour les démonter ?
Les clichés sont encore tellement présents qu’on prend le parti d’en rire. Je souffre, dans le milieu de la danse contemporaine, de m’adresser aux mêmes que moi, à un public majoritairement acquis. J’ai justement essayé d’élargir le spectre, avec une pièce grand public, notamment plus jeune, de cultures diverses, à l’instar des interprètes eux-mêmes. Alors oui, on utilise des clichés – pas d’énormes trucs non plus –, et on a envie de les partager en s’en amusant.
“Débandade” convoque des images mentales, un imaginaire collectif, notamment autour du sport, de la chevalerie, avec un côté cinématographique.
Le cinéma est toujours très présent à mon esprit et dans ma vie. Même sans intention d’y faire allusion dans le spectacle, ce n’est pas étonnant qu’il y ait des choses qui l’évoquent. Pour les chorégraphes de ma génération, en France, dans les années 1990-2000, les modèles n’étaient pas trop dans le champ chorégraphique, on allait les chercher ailleurs.
Il y a une réalité de la fluidité de genre, vécue, mais toujours une binarité dominante. Comment y échappe-t-on ?
La fluidité est présente dans leurs corps qui – outre les mots, peu nombreux, fragmentaires – racontent une génération, leurs manières de bouger, d’interagir, leurs particularités. C’est le but : que le corps parle de lui-même. Comment on échappe à la binarité… Je les regarde avec curiosité et admiration. Ils m’apprennent, m’étonnent, me sortent de mes schémas.
Que vous ont-ils appris ?
Cette manière d’envisager le rapport à l’amour. Des choses très belles se sont dites pendant le travail qui, si elles ne se retrouvent pas toutes dans le spectacle, transparaissent. Les entendre évoquer la douceur, par exemple. Je leur ai demandé de parler des femmes aussi, afin qu’elles apparaissent en creux. Dans le processus, des choses sont sorties. Malgré la liberté, la fluidité, la conscience, les grands discours, ils traînent encore parfois certains vestiges misogynes…
Entre vous et eux se nouent non seulement un dialogue hommes-femme, mais un échange intergénérationnel…
Oui, et il est évident que, dans ma génération, on a des conditionnements, des traits subis. Qui se traduisent par exemple par le “syndrome de l’imposteur”. Je sais très bien ce que j’ai incorporé ; c’est sans cesse à déraciner, ce n’est jamais acquis. Ici en effet, le dialogue est intergénérationnel, c’est une transmission qui va dans les deux sens.
Comment voyez-vous l’évolution de la place des hommes et des femmes dans le monde culturel ?
Dans ce milieu, on n’est pas avares de bonnes paroles, d’intentions affichées. Et puis il y a les faits. En France, sur dix-neuf centres chorégraphiques nationaux, trois sont dirigés par des femmes : Maud le Pladec à Orléans (depuis 2017), Ambra Senatore à Nantes (depuis 2016) et moi à La Rochelle (depuis 2021). Ce sont aussi les CCN les moins dotés. Et donc des compagnies qui tournent moins, avec moins de partenaires prestigieux…
Les choses semblent bouger, il y a enfin une parole qui émerge, des analyses du caractère systémique de la situation. Mais je regarde ça de manière un peu dubitative. J’attends de voir. Au moment où j’ai été nommée à un CCN, deux hommes étaient nommés ailleurs… [Pour des données statistiques concernant la place des femmes dans la culture en FWB, consulter les résultats de l’étude La Deuxième Scène, NdlR.] Moi, les histoires de quotas, a priori je n’étais pas pour. Mais s’il faut en passer par là pourquoi pas ? sans pour autant segmenter tous les discours.
Moi, les histoires de quotas, a priori je n’étais pas pour. Mais s’il faut en passer par là, pourquoi pas ?
Les hommes aujourd’hui ont-ils perdu quelque chose qu’ils auraient besoin de regagner ?
Pas du tout ! Au contraire, ils sont peut-être en train de gagner quelque chose. S’ils ratent cette occasion-là, c’est dommage pour eux. Ils peuvent se réapproprier des espaces qu’ils se sont interdits pendant longtemps, regagner d’autres territoires, rencontrer avec plus d’écoute et de justesse l’autre moitié de l’humanité.
Vous vouliez monter une pièce qui se situe, disiez-vous, “quelque part entre la comédie musicale, le micro-trottoir, le stand-up et le rituel d’exorcisme”. Maintenant qu’elle existe, où en est-on ?
Pour le rituel d’exorcisme, n’exagérons rien. Et encore. Pour le reste, on n’est pas mal dans cet endroit. J’assume cette position !
- Débandade, le 18 février aux Écuries, à Charleroi. Infos, rés. : 071.20.56.40 – www.charleroi-danse.be
Pour creuser le sujet
- Le podcast de France Culture “Culture Musique” en quatre épisodes, dont le premier intitulé Masculinité : la virilité exacerbée (2016)
- Olivia Gazalé, Le Mythe de la virilité – Un piège pour les deux sexes, Éd. Robert Laffont (2017)