Anne Teresa De Keersmaeker et la place de la danse dans un monde menacé de sombrer comme le Titanic
Anne Teresa De Keersmaeker créera “EXIT ABOVE” pour le Kunstenfestivaldesarts, et qui ira ensuite à Avignon. Elle nous parle aussi de l’urgence écologique et de la place que peuvent prendre alors l’art et la danse.
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Publié le 02-05-2023 à 20h20 - Mis à jour le 03-05-2023 à 12h42
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Pour les Belges, l’événement au prochain Festival d’Avignon cet été est la double participation d’Anne Teresa De Keersmaeker. Rosas sera sur scène du 6 au 25 juillet ! D’abord, à la Fabrica, avec sa Création 2023, intitulée EXIT ABOVE (after the tempest/d’après la tempête/naar de storm) de treize danseurs et qu’on pourra déjà découvrir en première, au Théâtre National à Bruxelles, du 31 mai au 11 juin.
ATDK, avec la magnifique chanteuse Meskerem Mees, le compositeur Jean-Marie Aerts et le danseur et guitariste Carlos Garbin y “remontent le temps jusqu’aux racines de la danse, et jusqu’aux racines de la pop occidentale. Musicalement, le spectacle est un retour aux sources du blues.” On y rencontre la marche, en tant que forme primitive du mouvement et de la danse, et le blues, en tant que source de différents styles musicaux.
Rosas viendra ensuite refaire le formidable En Atendant créé en 2010, au Cloître des Célestins. “Dans les deux cas, nous explique ATDK, il y a une notion de la marche, d’un certain minimalisme, les deux fois une scénographie de Michel François qui choisit chaque fois un geste fort. Les artistes Michel François et Ann Veronica Janssens m’accompagnent depuis des années. ”
Comment est née l’idée de ce spectacle ?
EXIT ABOVE veut dire ‘vers la tempête’et ‘après la tempête’et renvoie à The Tempest, la dernière pièce de Shakespeare. Je voulais aller à la source de la pop musique, comme mon principe, “My walking is my dancing”, met la marche à la source de la danse. J’ai d’abord pensé à la musique du groupe Talking Heads, puis à celle d’ABBA mais je n’ai pas eu les droits d’ABBA. En allant à la recherche de l’histoire de la musique pop, on en vient inévitablement à la musique du blues et j’ai abouti à “Walking blues” le morceau du légendaire bluesman Robert Johnson. Je me suis posé la question des musiques qui ont été importantes pour moi. À part la musique classique -Bach, Beethoven, etc.-, la musique pop a été aussi importante si pas davantage. J’ai travaillé dans ma vie avec toutes les musiques, de celle de l’Ars subtilior à celle contemporaine de Gérard Grisey (toutes les musiques sauf la musique romantique du XIXe siècle). La musique pop a toujours été très présente chez moi avec Joan Baez et Brian Eno. Car elle est liée à la danse, avec ses pulsations, ses mélodies qu’on peut chanter, les sentiments qu’on peut y retrouver. Dès le début de Rosas danst Rosas, il y avait certes Steve Reich et Beethoven, mais aussi Arno et le groupe rock TC Matic.
Le déclic ici pour “EXIT ABOVE”, fut un hasard ?
Oui. En mettant de l’ordre dans mes vinyles, j’ai trouvé un disque de 1996 de Jean-Marie Aerts qui formait avec le jeune Arno, dans les années 80, le groupe rock TC Matic. Jean-Marie a aussi travaillé avec Arno pour des chansons comme “Putain, Putain”. Dans ce vieux vinyle, j’ai retrouvé une lettre de 1996 où il me disait : “Voulez-vous écouter cette musique qui pourrait vous intéresser ?” Il n’y avait alors pas d’email, juste un téléphone fixe. Par chance, j’ai utilisé ce numéro et j’ai eu Jean-Marie Aerts au téléphone. Je suis allée le voir à Aarschot. Je lui ai parlé de mon principe ‘My walking is my dancing’que j’ai repris pour la première fois dans En Atendant (qu’on reverra aussi à Avignon). C’est la marche comme le début d’une danse possible. Je lui ai dit que je voulais avoir aussi de la voix dans la musique de mon nouveau spectacle. J’avais vu des enregistrements de Meskerem Mees, cette jeune autrice-compositrice-interprète flamande extraordinaire, d’origine éthiopienne. J’ai encore fait appel au danseur et guitariste Carlos Gabin qui a fait partie de Rosas et est devenu un bluesman formidable. Jean-Marie Aerts, Meskerem Mees et Carlos Garbin ont fait la musique. Meskerem Mees et Carlos Garbin interprètent la musique sur scène. Meskerem Mees danse aussi.

Il y a toutes sortes de marches, depuis la marche politique, jusqu’à celle qui entraîne la rêverie.
Les musiques d’EXIT ABOVE invitent à danser, au partage, à la jubilation en communauté, en groupe. Il y a aussi la marche revendicative, la marche militaire, la marche pour le climat, mais aussi celle, mélancolique, romantique. Nietzsche disait qu’il ne pouvait réfléchir qu’en marchant. EXIT ABOVE est une invitation à la verticalité, à la danse, à se réunir au milieu d’une spirale où chacun se pose la question de comment on va survivre avec autant de gens sur cette planète, dans ces temps qui nous posent tant de défis mais qui offrent aussi de grandes possibilités.
Il est minuit moins une pour nos sociétés ?
On est déjà au-delà de ça. Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, se pose la question de notre place en tant que race humaine par rapport à la survie sur la planète et par rapport à toutes les autres espèces vivantes et non-vivantes. Va-t-on continuer à suivre le précepte biblique qui ferait de nous les seigneurs et maîtres du monde ? Cette arrogance nous met tous sur un Titanic en train de basculer et nous, les artistes, sommes-nous alors le quatuor à cordes qui continue à jouer pendant que le bateau coule ?
Un avenir qui pourrait être apocalyptique ?
Il n’y a que trois choses dont on est sûr : qu’on est né, qu’on va mourir et que le soleil se lève et se couche chaque jour. Et encore… L’an dernier, à Avignon, je voyais un ciel noir, cachant le soleil, à cause des incendies. On voit qu’il n’a pas plu à Barcelone ou Milan depuis des mois. Il y a comme un tsunami qui nous arrive. Les gens ne s’en rendront-ils compte que lorsqu’il n’y aura plus d’eau au robinet ? Il est difficile dans ces conditions de ne pas avoir un certain sentiment apocalyptique. Certes, l’espoir est un devoir, mais on voit à quelle vitesse les choses changent et la responsabilité que les gens de notre génération portent dans cette situation.
Que peut faire l’art ?
L’art peut être un endroit de célébration, pour faire la fête, comme être autour du feu et partager la joie. Un endroit aussi de consolation des grandes douleurs et des tristesses. Un endroit enfin de réflexion et d’imagination : d’où vient-on ? Où en est-on ? Vers où va-t-on ? Comment imaginer de faire autrement ? Après la crise du covid, tout le paysage a changé. Mais les arts vivants, théâtre et danse, permettent toujours de partager le temps et l’espace. Dans notre époque digitale, les gens sont plongés dans la solitude. Un anthropologue a parlé non plus de l’”anthropocène”, mais bien d’une “eremocène”, mot qui vient du mot grec eremos qui veut dire solitude. Je vois tous ces jeunes souffrant d’être de plus en plus seuls, sans être seuls. On ne partage plus l’espace et le temps, on ne se regarde plus dans les yeux. Il n’y a plus cette proximité, et en même temps, avec les écrans, on a un flux permanent de contacts avec le monde extérieur. Je crois que c’est désastreux pour la psychologie des gens. La danse reste autre chose : on y partage le temps et l’espace, on travaille avec le corps. Je viens d’une famille de fermiers. En été, quand il fallait faire les moissons et que la pluie arrivait, on était tous à travailler ensemble, c’était une joie, une fierté. Avec la mécanisation, cela a disparu. La danse comparée à la littérature, par exemple, garde une force incroyable, de guérir, d’unifier.
Vous avez choisi de jeunes danseurs sortis il y a peu de P.A.R.T.S.
J’ai toujours fait les deux. Il y a toujours eu un mélange entre des danseurs qui ont la maturité et le savoir-faire, et l’énergie de jeunes danseurs. C’est presque un projet de société de combiner les deux.
EXIT ABOVE, au Théâtre National dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts du 31 mai au 11 juin. Au Festival d’Avignon, à la Fabrica, du 6 au 13 juillet et à Avignon aussi, En Atendant, du 14 au 25 juillet