Un nouveau souffle pour la compagnie de danse Opinion Public : "On ne dansera plus comme on dansait en 2015"
Après 13 ans d’intense et riche collaboration, le collectif de danse néo-classique Opinion Public se dissout. L’aventure ne s’arrête pas pour autant : Sidonie Fossé, danseuse et chorégraphe cofondatrice de la compagnie, en reprend la direction artistique. Pour marquer cette transition, une double création est présentée au Marni, du 11 au 17 mai.
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Publié le 11-05-2023 à 14h19
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Voici dix ans que la rue César Franck abrite, au cœur d’Ixelles, le Studio 12, une école pensée et conçue pour être totalement dédiée à la danse et au bien-être. Ce midi-là, le lieu est désert. Ou presque. À l’étage, deux danseurs professionnels, Larissa Dorella et Tars Vandebeek, s’échauffent dans le vaste studio ceint, de part et d’autre, de barres en bois et de larges miroirs. En t-shirt, pantalon souple et chaussettes, ils effectuent pliés, battements de pied, ports de bras…
Formés respectivement à la Ironi Alef School of Art de Tel Aviv et à la Royal Ballet School d’Anvers, ils ont travaillé pour des chorégraphes aussi renommés que William Forsythe, Crystal Pite, Rami Be’er ou encore Juliano Nunes. Aujourd’hui, ils sont en pleine répétition de Empty Room, pièce qu’ils interprètent à l’invitation de Sidonie Fossé, danseuse, chorégraphe et directrice artistique de la compagnie néo-classique Opinion Public.

Couchés côte à côte sur un matelas de fortune, ils sont un couple, pris dans la routine du quotidien. Il se réveille. Elle se lève tel un automate. Il la remet au lit. Elle se couche, roule sur lui. Puis, sort du lit. Il la porte comme un pantin. Elle lui attrape le pied, tente de s’échapper. Il la ramène au lit. Ils se battent. Elle lutte. C’est le jeu du chat et de la souris.
Seule à présent au milieu du studio, Larissa Dorella se tortille au sol. Elle se réveille dans la Empty Room. On devine que les lois de la physique ont changé : son corps est lourd, désaxé. Comme aimantée par la terre, elle réalise des mouvements amples, organiques, debout, sur le ventre, le dos, mais toujours en contact avec le sol.
La répétition se poursuit. “Là, il manque une transition qu’on n’a pas encore créée”, signale Sidonie Fossé. La jeune femme est confiante : il reste encore près de trois semaines avant la première, prévue le 11 mai au Marni.

Autre tableau, autre ambiance. On retrouve le couple, chacun un livre à la main. Fusionnels, ils multiplient les portés, amples et souples ; se cherchent pour mieux se rejoindre, sans jamais lâcher des mains ni des yeux leur bouquin. On saisit l’amour qui les unit mais aussi l’habitude qui les isole. Chacun, rivé sur sa lecture, ne voit plus l’autre. Très pointu, extrêmement précis, tout en étant léger et fluide, l’enchaînement des mouvements imaginés par Sidonie Fossé requiert une grande maîtrise technique, tant des bases, essentielles, de la danse classique, avec des pieds et genoux tendus, que du lâcher-prise de la danse contemporaine.
”Renflouer les rangs de la compagnie”
Deuxième partie d’un diptyque consacré aux relations hommes-femmes, Empty Room s’inscrit dans la continuité de So Far, chorégraphie créée par le collectif Opinion Public pendant la pandémie et interprétée par Sidonie Fossé et Johann Clapson.
Si cette seconde partie a été réglée pour deux danseurs invités, c’est parce qu’un constat s’est imposé aux quatre danseurs fondateurs d’Opinion Public – Étienne Béchard, Sidonie Fossé, Johann Clapson et Victor Launay. “Nous approchons tous peu à peu de la quarantaine et, pour notre nouvelle création, Green Reset, nous nous sommes retrouvés pendant deux résidences avec un manque d’effectif palpable, raconte Sidonie Fossé, c’est-à-dire qu’il y a eu deux blessés sur quatre danseurs”.
C’est une réalité implacable du métier de danseur : “On ne dansera plus comme on dansait en 2015, où on était à l’apogée de notre condition physique, reconnaît Étienne Béchard depuis Montréal, où il collabore pour Les Grands Ballets Canadiens. On a encore quelques belles années devant nous, mais, physiquement, je pense, par exemple, qu’on ne serait plus capable de danser notre tout premier spectacle”.

”Puis, au vu des agendas, reprend Sidonie Fossé, nous nous sommes rendu compte que nous n’arriverions pas à monter une création d’une heure de Green Reset. Comme la compagnie avait besoin de renflouer ses rangs, d’avoir de l’aide physique, nous nous sommes dit que ce serait un bon prétexte pour accueillir de nouveaux danseurs”. Et de préciser : “Bien sûr, l’objectif n’est pas de les faire venir juste pour un one shot, mais bien de pouvoir continuer à créer et collaborer avec eux pour chorégraphier des pièces marquantes de la compagnie”.
Une quinzaine de créations en 13 ans
Un constat et une décision qui marquent un tournant important dans l’histoire de la compagnie, créée à Bruxelles il y a 13 ans, en 2010. “Cette décision a été difficile à prendre, confie, ému, Étienne Béchard. Opinion Public représente une grande partie de notre vie, tant artistiquement qu’humainement. Nous nous sommes construits autour de ce projet. En 13 ans, nous avons développé une quinzaine de créations. Mais il est important pour chacun de continuer à grandir, comme on le fait dans nos vies personnelles”.

”C’est une expérience humaine très riche, confirme Sidonie Fossé. En 13 ans, nous avons évolué, car nous sommes des amis de longue date. De même, sur le plan professionnel, on s’est vu progresser, on a pris du galon. C’était inspirant d’apprendre les uns des autres. On s’est enrichi par rapport à notre background plus néo-classique dans la compagnie (ils ont été formés à l’école-atelier Rudra Béjart puis au Béjart Ballet Lausanne en Suisse au milieu des années 2000, NdlR)”.
Comme dans toute relation très passionnelle, très forte, très dense, à un moment donné, on a fait le tour à quatre de tout ce qu'on voulait faire et dire ensemble."
Elle poursuit : “Ces 13 années ont été une alliance de différentes sensibilités, différents parcours, différents genres puisqu’il y a des hommes et des femmes dans la compagnie. Au fil du temps, on s’est professionnalisé et ancré en Belgique. Mais, comme dans toute relation très passionnelle, très forte, très dense, à un moment donné, on a fait le tour à quatre de tout ce qu’on voulait faire et dire ensemble. C’est pour cela que c’est très bien que l’on termine ensemble, dans une bonne entente, ce dernier projet, Green Reset. Et on est tous d’accord qu’après chacun va prendre des chemins différents pour la suite”.
”Green Reset”, dernière création à quatre
Néanmoins, “la compagnie ne s’arrête pas”, précise d’emblée Johann Clapson. Sidonie Fossé en reprend, en effet, la direction artistique tandis qu’Étienne Béchard, Johann Clapson et Victor Launay continueront, en parallèle de leurs nouvelles activités, à collaborer de temps à autre sur l’un ou l’autre projet de la compagnie.
Présentée au Marni, du 11 au 17 mai, Green Reset est donc la dernière création des quatre danseurs fondateurs d’Opinion Public. Fidèles à l’éthique qui guide leur travail depuis toujours – explorer, dénoncer, analyser, décortiquer… différents thèmes inhérents à notre société contemporaine tels que les mass media et la manipulation de l’opinion publique (Opinion public, 2010), la domination technologique (Post Anima, 2014), les jeux vidéo (Arcadia, 2017), la folie et la solitude (Rocking Chair, 2019) ou encore la distanciation sociale (Contact Zéro, 2021) –, ils plongeront, ici, les spectateurs dans un monde apocalyptique où une écologie malmenée aurait mené à l’oubli de tout rapport authentique à la nature.
Quant au duo Empty Room, il ouvrira la soirée, amorçant le nouveau cap que prend désormais la compagnie.
”Ne pas reproduire les erreurs du passé”
Un nouveau cap certes, mais qui ne s’éloignera pas du sillon creusé par Opinion Public depuis plusieurs années. “Opinion Public a une marque de fabrique, a son style qui nous permet de tirer notre épingle du jeu. On doit donc assumer sur le long terme notre background (notre formation classique ; notre travail chorégraphique du rapport à deux, à trois, au groupe) et nos sources d’inspiration qui sont des thèmes universels, défend Sidonie Fossé, parce que nous avons toujours voulu établir un dialogue avec le public, que ce soit par la forme ou le fond”.
Nous avons pratiquement travaillé bénévolement pendant 13 ans."
En revanche, elle est bien déterminée à “ne pas reproduire les erreurs du passé”. Pendant 13 ans, faire (sur)vivre la compagnie a été un “parcours du combattant binaire”. Elle s’explique : “Nous jouissons d’une forme de reconnaissance parce que nous sommes soutenus par le public, des écoles de danse, des mécènes et que nous recevons des subventions ponctuelles de la SACD et de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui nous permettent de payer un décor, un technicien…, mais pas au point toutefois de nous payer, car nous avons pratiquement travaillé bénévolement pendant 13 ans”.
La “bataille” est donc “quotidienne” : “notre énergie fournit du charbon pour danser et créer des chorégraphies, mais pour tout ce qui entoure les spectacles d’un point de vue administratif, il y a un manquement : on n’a pas de diffuseur, d’administrateur, de producteur, etc.”

Voilà pourquoi la prochaine création de la compagnie, Kitchen, n’est prévue qu’en 2025. “Cela me permettra de réunir les fonds et soutiens nécessaires, d’introduire des dossiers de résidence, etc. pour pouvoir réunir six danseurs sur scène, ce qui marquera un tournant supplémentaire pour la compagnie”, projette Sidonie Fossé. Objectif ? “Que cette pièce puisse avoir du poids et ancrer encore un peu plus la compagnie en Belgique, notamment en trouvant un lieu qui nous accueillerait à l’année.”
Et, qui sait, faire ainsi prendre conscience aux autorités politiques qu’Opinion Public a le style, le répertoire, l’expérience et la légitimité pour, un jour, moyennant un soutien structurel et un renforcement des effectifs, devenir à Bruxelles une compagnie de danse à l’image du Ballet royal de Flandre à Anvers.
-- > Bruxelles, Marni, du 11 au 17 mai à 20h, 90 minutes. Infos et rés. au 02.639.09.82 ou sur www.theatremarni.com