”Fritland” au Kosovo : “Je raconte mon histoire et une partie de la leur”
La pièce à succès “Fritland' revient au Poche du 6 au 24 juin. Avant cela, en mars, le spectacle qui raconte l’histoire incroyable du fritier belge d’origine albanaise Zenel Laci, a fait un arrêt au Festival Termokiss à Pristina, au Kosovo, pour une représentation inédite devant un public albanophone, dont des proches de Zenel. Ambiance.
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- Publié le 03-06-2023 à 07h07
Il presse, un peu nerveux, les doigts contre la paume de ses mains, le regard fixé vers le praticable. D’ici une poignée de minutes, Zenel Laci sera sur ce petit plateau de fortune, aux côtés de son metteur en scène, Denis Laujol, pour jouer une représentation inédite de leur spectacle Fritland, créé au Théâtre de Poche en 2019. Inédite parce qu’elle a lieu à plus de 2200 km de Bruxelles, à Pristina, au Kosovo, “là où, en partie, tout a commencé”.
À mesure que la salle se remplit, la tension monte. Ce mardi soir de mars 2023 est à marquer d’une pierre blanche pour Zenel Laci. Pour la première fois, une partie de sa famille vivant au Kosovo va découvrir son histoire sur scène. Celle de leur cousin, oncle, beau-frère… né en Belgique de parents immigrés albanais qui décida, à 30 ans, de se libérer des fers du Kanun (code coutumier albanais qui régit toute la vie sociale) et du joug de son père. Zenel veut prendre son destin en main : étudier le théâtre et devenir auteur. Le prix de son rêve ? Quitter la friterie familiale, Fritland, célèbre institution près de la Bourse à Bruxelles, où il épluche des pommes de terre et sert au comptoir depuis 18 ans.
Si Zenel Laci a autant d’attaches avec le Kosovo, c’est parce qu’en 1952 ses parents ont fui le régime communiste albanais en passant par le Kosovo. Ils y resteront trois ans. Puis séjourneront dans des camps de réfugiés en Croatie, Slovénie et Italie, avant de débarquer en Belgique en 1963.
L'Albanie étant fermée, la seule manière de nous éduquer, c'était de nous envoyer au Kosovo pendant les vacances."
”L’Albanie étant fermée, la seule manière de nous éduquer sur la culture albanaise – il y avait très peu d’Albanais en Belgique dans les années 60 et 70 (aujourd’hui, la communauté albanophone compte 60 000 personnes en Belgique, dont 20 000 à Bruxelles, NdlR) –, c’était de nous envoyer au Kosovo pendant les vacances, se souvient-il. C’est là que nous avons appris la langue et la culture albanaises”.
”Chaque soir, c’est un vrai échange”
Chics dans leurs beaux vêtements, les proches de Zenel (la sœur de son épouse – Zenel Laci est marié à une Kosovare –, son mari ; une nièce ; des cousins…) se sont faufilés discrètement parmi la foule qui afflue vers le centre culturel Termokiss, sis à quelques pas du centre de Pristina, pour prendre place sur l’une des dernières rangées de chaises en bois.
Il y aura beaucoup plus de spectateurs que prévus ce soir-là. Le bouche-à-oreille a fonctionné à la vitesse de l’éclair : Zenel Laci et l’équipe du Poche ont été invités à se produire à Termokiss dans le cadre de la Semaine de la Francophonie grâce à Nicolas Wieërs, génial fondateur du Balkan Trafik !, ce festival bruxellois qui, depuis 17 ans, met à l’honneur les Balkans au travers de la musique, la danse, la gastronomie, des expositions, des débats, du street art… et jette ainsi des ponts entre les pays de l’Europe du Sud-est et Bruxelles.
Quand ma famille est dans la salle, c'est un soutien parce que je sais que je leur parle."
Dans cette ambiance bon enfant, où les officiels en costume-cravate se mêlent au tout-venant et aux jeunes bénévoles qui gèrent Termokiss, la bière coule généreusement et on papote en albanais, anglais, français et même néerlandais. Zenel Laci en profite pour aller embrasser chaleureusement les siens.

”Ça me fait du bien de les voir, se livre-t-il, ému. Fritland est né en 2019 et, à l’époque, Olivier Blin (le directeur du Poche, NdlR) m’avait dit : 'On va monter cette pièce, mais à condition que tu joues ton propre rôle'. J’avais très peur de monter sur scène (Zenel Laci n’est pas comédien professionnel, NdlR). Mais, au fil du temps, et comme Denis (Laujol), qui avec moi sur scène, m’aide beaucoup, je me suis rendu compte que je prenais du plaisir à être avec les spectateurs, à les regarder et leur raconter mon histoire. Chaque soir, c’est un vrai échange. Donc, quand ma famille est dans la salle, c’est un soutien parce que je sais que je leur parle”. Il poursuit : “Pendant ma jeunesse, époque à laquelle se situe l’histoire de Fritland, on n’a pas pu parler de ces choses-là entre nous. Donc, les leur raconter aujourd’hui me fait le plus grand bien”.
Puis, surtout, “quand je joue Fritland à Bruxelles, les spectateurs albanais sont assis au milieu de 80 % de Belges francophones, relève-t-il. Ce soir, c’est plutôt 80 % d’Albanais pour 20 % de Francophones. Donc, je suis très curieux de voir comment ils vont recevoir la pièce depuis le Kosovo”.
Il est un peu plus de 20h30 lorsque Denis Laujol monte sur scène pour introduire Fritland et son auteur, Zenel Laci. “Il raconte très bien des histoires et fait très bien des frites”, sourit-il, avant de souhaiter “merde !” en albanais, “Dreqi e martë !”, repris en chœur par le public, débordant d’enthousiasme.
Surtitrage en albanais
Pour que Fritland puisse être compris de toutes et tous, il a été entièrement surtitré en albanais, grâce à l’aide précieuse d’Aurore Laci, tour manageuse et fille aînée de Zenel. La jeune femme est arrivée tôt ce mardi matin à Termokiss : il ne lui reste que quelques heures avant la représentation pour mettre le surtitrage au point.

Un vent frais s’engouffre par le double battant vitré de l’entrée. À cette heure, le volet du bar est encore baissé, mais Ismaël, étudiant bénévole kosovare et hôte des lieux, prépare volontiers du café bien chaud. Ancienne usine thermique désaffectée, Termokiss a été réhabilité il y a quelques années en un centre socio-culturel alternatif et solidaire grâce à la mobilisation de nombreux jeunes du coin.
Un canapé, quelques tables et chaises, une petite cuisine, des plantes vertes en pot… font de ce vaste espace de bric et de broc un lieu convivial où sont régulièrement organisés des cours de cuisine, de yoga, de théâtre… ; des spectacles ; la distribution de repas aux plus démunis ; l’accueil de chiens errants…

Concentrée, Aurore pianote sur son ordinateur pour que chaque mot, chaque expression en français puisse être correctement retranscrit en albanais sur l’écran géant placé derrière le praticable. “Comme Fritland parle d’une histoire familiale, la volonté du Poche et de mon père était de pouvoir continuer à travailler en famille, explique-t-elle. Je travaille dans le domaine du cinéma, mais c’est un plaisir pour moi de pouvoir contribuer à ce que le public albanophone, dont des membres de ma famille, puisse comprendre la pièce”.
250 kg de patates kosovares
C’est aussi “la famille”, un cousin commerçant kosovar de Zenel, qui, la veille, a apporté 250 kg de patates pour créer le décor de Fritland ! “Ce sont des pommes de terre kosovares, mais qui ressemblent vraiment à des bintjes”, se réjouit Zenel. Économe à la main, il s’est assis devant un grand sac, prêt à en peler quelques kilos pour préparer les frites (avec de la graisse de bœuf ramenée dans ses valises de Belgique) que dégusteront les spectateurs après le spectacle.
J'adore recréer des spectacles en fonction des lieux dans lesquels on les joue."

Pendant ce temps-là, Denis Laujol veille aux tests de surtitrage et bricole une lampe de bureau comme accessoire de décor. “J’adore recréer des spectacles en fonction des lieux dans lesquels on les joue, s’enthousiasme-t-il. Et là, pour Fritland, Termokiss est l’écrin parfait parce que c’est de la déglingue, de la débrouille, à l’image de la pièce”.
Régisseur au Poche, John de la Hogue s’attelle patiemment à brancher le matériel nécessaire pour assurer l’habillage sonore et lumineux du spectacle. Il s’exclame : “C’est sport ! Ils n’ont rien ici, pas même un câble pour le son. On sera d’autant plus fiers de présenter le spectacle ce soir”.
”Cette pièce me rend très fière de Zenel”
Quelques heures plus tard, le cœur battant et les yeux brillants, Zenel Laci et Denis Laujol saluent le public qui, debout, les applaudit à tout rompre. “Ça a été une sacrée expérience !, se félicite Zenel. Je cherchais ma famille du regard. Je les ai vus sourire et ça m’a donné une pêche d’enfer. J’ai senti une forte émotion parce que je raconte mon histoire et une partie de la leur”.

”Ce spectacle décrit très bien la réalité albanaise, confie Barije Gashi, la belle-sœur de Zenel. J’ai été très touchée par la scène où Zenel décrit l’exil de ses parents parce que beaucoup de gens ont été tués à cette époque. Puis, je connais bien Zenel, mais j’ignorais ce qu’il a enduré lorsqu’il était enfant et adolescent. Cette pièce me rend très fière de lui”. Dorina Nishevci, la nièce de Zenel, a, elle aussi, ressenti un mélange d’émotions : “J’ai eu des éclats de rire, mais c’était aussi très émouvant de l’entendre raconter la guerre, moi qui suis née après”. “J’ai également été très touchée par le message de la pièce : il faut se battre pour vivre ses rêves.”
"Fritland" a valeur d'universalité et ce, même au Kosovo, qui sort de la guerre et où la vie n'est pas facile."
”Tant les albanophones que les francophones ont pris beaucoup de plaisir pendant le spectacle, observe Zenel Laci. Celui-ci a donc valeur d’universalité et ce, même au Kosovo, qui sort de la guerre et où la vie n’est pas facile” – territoire contesté, ce pays n’est pas reconnu par l’ensemble des États.
”Le Kosovo est très marqué par la politique et la guerre et on sent qu’ils ont un besoin de reconnaissance, analyse Denis Laujol. C’est, par exemple, très difficile pour les Kosovars d’obtenir un visa pour voyager. Donc, venir à eux et leur montrer qu’on parle d’eux à l’étranger, qu’ils existent, qu’on les connaît, c’est très touchant et gratifiant”.

Et de défendre : “Le théâtre a à voir avec le voyage. C’est rencontrer d’autres publics et confronter des œuvres à une autre réalité. Si on veut que le théâtre reste vivant, il faut bouger, voyager. C’est vital”.
-- > “Fritland” est repris au Poche du 6 au 24 juin, avec une version en musique les 6, 13, 20 et 24 juin. La représentation du 21 juin sera surtitrée en albanais. Infos et rés. au 02.649.17.27 ou sur www.poche.be