“J’aime beaucoup ici”, d’Isabelle Jonniaux: “Et si, alors que tout nous pousse à la productivité, la vulnérabilité était le moyen de se sauver?”
En explorant les villes par le menu, Isabelle Jonniaux réveille nos regards à ce qui leur échappe. Après Mons, Ath et Tournai, sa performance “J’aime beaucoup ici” prend place à Bruxelles, au Varia.
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- Publié le 06-06-2023 à 15h23
“La ville contient quasiment tous les sujets: le rejeté, l’immigré, l’écologie, la consommation, la fin du monde… Tout, le moindre détail, devient prétexte à réfléchir notre fonctionnement, notre rapport aux autres, notre condition d’êtres humains urbains.”
Flash back. En 2017, en résidence à L’L, Isabelle Jonniaux n’a encore aucune perspective de création – tel est le principe, voire la règle de ce lieu dédié exclusivement à la recherche au long cours – mais entend “questionner l’espace urbain” et faire de ce questionnement un déclencheur d’écriture.
L’antithèse d’un spectacle “clef sur porte”
Trois années de recherche, plusieurs villes explorées, chacune avec sa typologie, dans un contexte donné – de Lausanne à Montréal, en passant par Mons, Ath ou Tournai. Et toujours ce principe: dialoguer avec l’espace public et tout ce qui se joue, se noue, au fil de ses marchés, ses rues, ses places, ses impasses, ses friches.
Autant de lieux chargés d’infos, qu’elle prend en photo, en vidéo, en note, et dont elle fait sa matière dramaturgique, développant une grammaire aux règles mouvantes et ludiques. “Ces traversées, ces rencontres, ces réflexions, je les amène au plateau”, explique l’exploratrice-créatrice de J’aime beaucoup ici.
À chaque nouvelle ville et nouvelle performance, elle emmène tout ce qui précède. “C’est incrémental, sans fin, vertigineux.” Et par conséquent l’antithèse d’un spectacle “clef sur porte”. “C’est comme une architecture à trous. Il y a des thématiques, une réflexion sous-jacente”: une grille en somme. “Dans toutes les villes, aussi diverses soient-elles, il y a des fonds communs.”
“Je passe un temps fou à archiver mes photos”
Peut-elle passer par ou séjourner dans une ville encore inconnue d’elle sans se livrer à ces explorations? “Impossible!” sourit-elle. “Mon cerveau fonctionne de cette manière maintenant. L’exploration développe l’acuité visuelle. Puisque j’ai travaillé cela en me disant que chaque chose est un récit possible, c’est comme si j’avais enclenché une petite machine…”

Où qu’elle se trouve – même en l’absence du moindre contact avec un théâtre à ce sujet –, elle écrit déjà. “Je passe un temps fou à les archiver mes matériaux.” Dans son ordinateur, des milliers de photos classées en multiples catégories, par couleur, par ville bien sûr, par thématique… Parce que, sur le terrain, l’instantané domine.
“Mon protocole de marche, c’est m’arrêter à chaque chose qui provoque une émotion (rire, révolte, étonnement…). J’accumule, et au fil du temps quelque chose s’esquisse.”
“Arrête-toi et réfléchis”
Déjà présenté à Mons, Ath et Tournai, J’aime beaucoup ici évolue sans cesse. De même à Bruxelles, où le travail n’a pas été plus simple pour Isabelle Jonniaux – qui y vit depuis de longues années. “On a une pratique très fonctionnaliste de notre propre ville”, souligne-t-elle. Des routines, des trajets, des habitudes qui sont autant d’œillères, à moins de réveiller nos regards. Ce à quoi elle s’emploie!
“Je travaille vraiment la contemplation. Mon mantra, depuis le tout début, c’était: ‘stop and think’, arrête-toi et réfléchis. Dans une ville qu’on ne connaît pas, on a un regard plus neutre, donc plus ouvert. Les personnes qui voient le spectacle me disent qu’il les incite à regarder leur ville d’une façon neuve. C’est ce partage-là qui me plaît et m’anime: inviter les gens à réinterroger ce qui les environne.”
Les interstices, le mal fichu, le non-beau
En particulier ce qu’on néglige ou qui nous échappe. “Les interstices, les marges, les exclus, le mal fichu, le non-beau”: voilà ses terrains de jeu, d’exploration, d’observation.
Au début du processus, confie-t-elle, “j’étais dans le côté tragique des choses. J’ai photographié énormément de déchets, de poubelles… La ville est très violente, pleine de douleurs. Quand je fais des explorations je pleure souvent. Puis vient le contrepied: comment on arrive à sublimer ce monde, à désamorcer cette dureté.”
C’est ainsi que Sensations urbaines, premier titre de sa recherche (“c’était très dur, donc très cynique, l’humour étant devenu une échappatoire”), s’est mué en J’aime beaucoup ici. Une mutation aussi pour elle. Bien que dramaturge, interprète, metteuse en scène (on se souvient de J’Accuse d’Annick Lefevre), directrice et programmatrice (de l’Atelier 210 de 2005 à 2020), accompagnatrice de démarches artistiques (dans son passé au 210, puis à L’L, et à l’avenir avec la toute nouvelle structure La Verrière), “je n’avais jamais écrit, fait de photo, été seule sur un plateau. Ça a pris deux ans pour que je m’intègre dans la performance.” De la vertu du temps long dans les processus de recherche et de création…
“C’est flippant, mais je me sens moi-même”
Et le chemin se retrouve sur scène: “Comment on fait place au fragile, à l’incertitude, à la question. J’ai décidé de donner de l’importance à la vulnérabilité. Et si, alors que tout nous pousse à la productivité, à la performance, la vulnérabilité était le moyen de se sauver?”
Cette même vulnérabilité qu’Isabelle Jonniaux tient à embrasser sur le plateau: “J’assume complètement l’endroit subjectif et personnel où je me place. C’est flippant! Je ne joue pas de rôle, je me sens moi-même. J’y trouve une liberté.”
On prend congé d’elle, dans le bel espace ouvert de la Verrière, à quelques jours de la première. Elle reprend son clavier. “Je n’ai pas fini d’écrire Bruxelles, sourit-elle. Jusqu’à J –1 ça va encore bouger!”
- J’aime beaucoup ici, au Studio Varia, Bruxelles, du 13 au 24 juin. À découvrir en parallèle, dans le cadre de la Métamorphose d’été du Varia, les Échappées urbaines, balade sonore autonome imaginée, conçue et réalisée par Isabelle Jonniaux. Infos, rés.: 02.640.35.50 – www.varia.be