José Martinez, l'Étoile du renouveau : "J'ai entre mes mains l'avenir artistique des danseurs de l'Opéra de Paris"
Nommé il y a six mois à la direction du prestigieux Ballet de l'Opéra de Paris, l'ancien danseur étoile José Martinez prend peu à peu ses marques. Sa priorité : être à l'écoute des 154 danseurs de la troupe et faire évoluer la compagnie à l'aune des enjeux du XXIe siècle. Rencontre exclusive au Palais Garnier, à Paris.
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- Publié le 08-06-2023 à 17h46
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Ils sont nombreux, ce midi-là, place de l'Opéra, à prendre leur pause déjeuner sur les marches qui mènent à l'entrée principale du majestueux Palais Garnier, joyau du patrimoine parisien. Dans un ciel azur, le soleil a revêtu ses habits de lumière, pour le plus grand bonheur des touristes qui se pressent autour du bâtiment, curieux de le visiter.
Rendez-vous nous a, par contre, été donné sur le versant latéral, 8 rue Scribe. Nous mesurons notre chance : c'est l'entrée de l'Administration et... des artistes. L'édifice est labyrinthique. Nous suivons précautionneusement notre guide. Nous empruntons le Couloir des cent mètres, surnommé ainsi en raison de sa longueur impressionnante, pour rejoindre l'ascenseur qui nous emmène dans la coupole.
L'espace, circulaire, est occupé par le plus grand des sept studios de danse que compte le Palais Garnier : le studio Marius Petipa (400m²). Créé sous la grande coupole du bâtiment à l'initiative de feu le Directeur de la Danse Rudolf Noureev (1983-1989), il se caractérise par son plateau en pente de 5% et sa solide charpente métallique visible à l'œil nu.
Léonore Baulac, Hugo Marchand, Guillaume Diop...
Il est près de 14h. Les premiers danseurs arrivent. Et quels danseurs ! La crème de la crème de l'excellence de la danse classique : les Étoiles Léonore Baulac, Dorothée Gilbert, Ludmila Pagliero, Myriam Ould Braham, Amandine Albisson, Guillaume Diop, Germain Louvet, Hugo Marchand, Paul Marque, Marc Moreau... Chaussons pointes pour les filles, demi-pointes pour les garçons, ils s'apprêtent à répéter L'Histoire de Manon, ballet en trois actes de Kenneth MacMillan, qui sera présenté, en clôture de saison, au Palais Garnier, du 20 juin au 15 juillet. Les portés imaginés par le chorégraphe britannique sont très élaborés, presque périlleux, alors la concentration est à son maximum.

Retour quelques étages plus bas, à celui du bureau du nouveau Directeur de la danse, José Martinez. Ici aussi, l'ambiance est studieuse. Le programme de la saison 2023-2024 est bouclé. Entre mille et une autres choses, il lui faut à présent décider des distributions des danseurs, une équation complexe. Malgré un agenda de ministre, l'ancien danseur étoile a accepté de recevoir La Libre Belgique pour un entretien à cœur ouvert.

Vous êtes officiellement devenu Directeur de la Danse du Ballet de l'Opéra national de Paris le 5 décembre dernier. Comment se sont passés ces six premiers mois?
J'ai vraiment été à l'écoute pour voir comment tout fonctionne. Je connais bien la maison (José Martinez a dansé 24 ans à l'Opéra de Paris, NdlR), mais ce n'est pas du tout la même chose d'être danseur et Directeur de la Danse. J'ai une expérience en direction de compagnie (il a dirigé la Compagnie nationale de danse espagnole de 2011 à 2019, NdlR), mais la troupe de l'Opéra de Paris comprend 154 danseurs, qui sont en représentation simultanément à l'Opéra Bastille et au Palais Garnier (soit 190 représentations par an!). C'est donc comme si je dirigeais deux compagnies à la fois. Ce matin, j'étais à Bastille pour assister aux répétitions de Signes de Carolyn Carlson (du 21 juin au 16 juillet) et cette après-midi, il y a les répétitions de L'Histoire de Manon. C'est une vraie gymnastique du cerveau. Il faut toujours être actif.
Quelle était votre priorité lorsque vous êtes entré en fonction?
Je tenais à ce que les danseurs sentent que j'allais être présent pour eux. J'avais dit en arrivant – et j'ai presque réussi mon défi – que j'allais rencontrer les 154 danseurs, lors d'entretiens personnels. Puisque je dirige la compagnie et que je dois établir une programmation, j'ai leur avenir artistique entre mes mains et, donc, il faut connaître les artistes, les personnalités avec lesquels on travaille. Je me suis rendu compte qu'il y a un énorme besoin, ce qui me fait dire que je ne suis pas là pour rien.
En cela, vous vous démarquez de vos prédécesseurs Benjamin Millepied et Aurélie Dupont, qui ont tous deux démissionné de leur poste, et dont la gestion a été mouvementée et décriée.
Ces dernières années, notre société a évolué très vite. Or, l'Opéra est une immense maison qui avance lentement. Peut-être que Benjamin et Aurélie étaient, au départ, surtout centrés sur la programmation et leur vision artistique. Mais cette vision artistique doit être construite avec les gens qui travaillent autour. Je ne dirais pas qu'ils les ont oubliés, mais ils n'en ont peut-être pas pris assez soin.
Lorsque vous avez fait vos adieux à l'Opéra de Paris, en 2011, gardiez-vous dans un coin de votre tête l'idée d'un jour y revenir?
Non, absolument pas! D'ailleurs, j'avais un appartement à Paris. Je l'ai loué quelques années puis je l'ai vendu. Ma vie était ailleurs. J'ai acheté un appartement à Madrid. Après mon passage à la direction de la Compagnie nationale de danse espagnole, j'ai décidé de devenir freelance. Cette vie me plaisait beaucoup. Je travaillais à mon rythme. Quand j'ai vu qu'Aurélie quittait la Direction de la Danse de l'Opéra de Paris et qu'il y avait un appel à candidatures, je me suis dit que j'avais beaucoup d'atouts, mais je n'étais pas sûr de vouloir me plonger là-dedans. Pour être franc, j'ai envoyé ma candidature pour ne pas le regretter dans cinq-six ans. Mais, quelque part, en espérant ne pas être choisi. Puis, au fur et à mesure des entretiens que j'ai eus avec Alexander Neef (Directeur général de l'Opéra national de Paris, NdlR), je me suis rendu compte qu'il y avait une vraie entente et que décrocher ce poste serait très intéressant.
Longtemps, le métier de danseur a été assimilé à un sacerdoce. Vous l'avez dit, la société évolue et le rapport au travail aussi. Qu'en est-il à l'Opéra de Paris?
À mon époque, je prenais très peu de vacances en été pour continuer à faire des galas. Je me disais que je prendrais des vacances à ma retraite. Aujourd'hui, les danseurs n'ont plus du tout cette vision de leur carrière : ils veulent avoir du temps pour eux, mener leurs propres projets, etc. C'est un changement global de société et je dois en tenir compte. Il y a 154 danseurs, donc on peut très bien partager le travail autrement.

Vous êtes le premier danseur d'origine espagnole à être devenu Étoile à l'Opéra de Paris en 1997. Votre décision de nommer Guillaume Diop, d'origine franco-sénégalaise, au rang d'Étoile participe-t-elle de cette même volonté de dépoussiérer l'Opéra, honorable institution née il y a 350 ans?
Guillaume a été nommé Étoile parce qu'il a un talent unique. Aurélie Dupont avait commencé à le distribuer : il a fait Roméo et Juliette en étant quadrille; il a dansé Don Quichotte, La Bayadère. De mon côté, j'ai continué à le distribuer, je l'ai fait travailler, j'ai été en studio avec lui. J'ai vu son potentiel et il a été nommé pour cette raison. Après, il se trouve qu'il est métisse et ça a créé le buzz. Mais, par le passé, il y a eu Eric Vu-An, Jean-Marie Didière ou encore Charles Jude. Il est vrai qu'aujourd'hui on cherche à ce que la diversité soit plus présente. Le but, ici, n'était toutefois pas de "dépoussiérer" l'institution parce que cela se fait naturellement. Certes, l'évolution est lente, mais elle se fait naturellement.

Les mentalités sont-elles également prêtes à évoluer quant au physique très spécifique des danseurs et danseuses de l'Opéra de Paris?
Dans les ballets classiques, il y a certains critères d'aptitude à la danse qui sont nécessaires. Quelqu'un de complètement raide posera problème. Ce n'est pas une question de morphologie, mais de possibilités physiques. Notre prochaine audition pour le recrutement de danseurs et danseuses pour le Corps de Ballet aura lieu en juillet. Ce qu'il me faut, ce sont des gens qui dansent bien. Pour moi, cette homogénéité du Corps de Ballet de l'Opéra de Paris n'est pas une question de couleur de peau ou de ligne – plus mince, moins mince –, mais bien de façon de danser, ce qui inclut complètement la diversité. Ce n'est pas juste quelque chose de plat et d'esthétique. C'est une question d'émotion, de musicalité dans la façon d'aborder les pas de danse. Pour moi, c'est le chemin à suivre.

Plus de 750 candidats issus du monde entier se sont inscrits à l'audition. Quels sont vos critères de sélection?
C'est un peu technique, mais il y a une façon de travailler le bas de jambe dans l'école française, où les positions sont toujours très soignées, où la virtuosité est au service de l'émotion. Il y a un vocabulaire du corps qui doit servir à transmettre des émotions. La démonstration de performance technique seule me laisse de marbre.
Parmi les changements que vous souhaitez peu à peu insuffler à l'aune des enjeux du XXIe siècle, il en est un, majeur, qui concerne la programmation...
Ces dernières années, à l'Opéra de Paris, ont été programmés des ballets du répertoire classique et néo-classique (Noureev, Serge Lifar, Balanchine, Roland Petit, Béjart...) ainsi que des créations contemporaines voire d'avant-garde (Crystal Pite, Ohad Naharin, Sharon Eyal...), mais dont les chorégraphes n'utilisent pas la technique classique. Or, dans le reste du monde, il y a eu une évolution au cours de laquelle ont été créées des oeuvres qui recourent au vocabulaire académique, avec le chausson pointe. À partir de la saison 2024-2025, tout en inscrivant ma programmation dans la continuité, je compte l'ouvrir aux créations sur pointes ainsi qu'à des nouvelles versions de ballets classiques pour leur donner un nouvel élan. La danse académique a été créée à l'Opéra de Paris. Il est donc important de voir comment cette base, ce vocabulaire classique peut évoluer, ici, au XXIe siècle.
--> "L'Histoire de Manon" de Kenneth MacMillan, du 20 juin au 15 juillet, au Palais Garnier, 2h35 avec deux entractes
--> "Signes" de Carolyn Carlson, du 21 juin au 16 juillet, à l'Opéra Bastille, 1h25 sans entracte
--> Retrouvez toutes les infos sur l'Opéra de Paris et la programmation 2023-2024 sur www.operadeparis.fr
LA BIO EXPRESS DE JOSÉ MARTINEZ

- Naissance à Carthagène (Espagne) le 29 avril 1969.
- Intègre le Centre international de danse Rosella Hightower, à Cannes, à 14 ans.
- Lauréat du Prix de Lausanne, il reçoit une bourse pour entrer à l'École de danse de l'Opéra de Paris en 1987.
- Un an plus tard, il est pris dans le corps de ballet.
- Il devient coryphée à 20 ans puis sujet en 1990.
- Il est nommé premier danseur en 1993, avant de devenir Étoile le 31 mai 1997, à la suite d'une représentation de La Sylphide.
- Il quitte l'Opéra en septembre 2011.
- De 2011 à 2019, il dirige la Compagnie nationale de danse à Madrid. Puis travaille à son compte comme chorégraphe et professeur de danse.
- Le 28 octobre 2022, il est nommé directeur de la danse de l'Opéra de Paris, succédant à Aurélie Dupont.