“Pouvez-vous citer le nom d’une actrice afro-descendante?” En voici 26, en mode déesses, dans un documentaire plein d’émotion, de force et d’amour
Priscilla Adade, actrice, réalisatrice et productrice, a lancé une campagne de visibilisation des actrices afro-descendantes. Photos glamour en studio, documentaire, témoignages vont dans le même sens: l’absolu besoin de sortir des stéréotypes, de briser le cycle qui cantonne ces interprètes au mieux dans des rôles secondaires, au pire dans l’ombre totale. Voici 26 personnes mises en lumière – et bien d’autres suivent.
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- Publié le 29-06-2023 à 13h26
- Mis à jour le 30-06-2023 à 14h41
Dans le parcours de Priscilla Adade, 2015 marque un tournant. De retour à Bruxelles après plusieurs années à Londres, “je recommençais ma vie ici, reprenais les contacts” . Le paysage est-il si différent, pour une actrice noire, entre Angleterre et Belgique? “Disons que là-bas, c’est ‘meatier’, les rôles ont davantage de chair, de consistance… Même si, la plupart du temps, les emplois que j’obtenais restaient très axés sur ma couleur de peau, il y a plus de choix de rôles un peu neutres, de castings avec toutes origines.”
Et ici? “On est très loin de décoloniser nos esprits, de représenter notre pays comme il est vraiment, y compris les femmes afro-descendantes. Et c’est un constat de réalité, même pas des rêves de fiction...”
La réalité, relève-t-elle, c’est que la plupart de ses consœurs actrices non blanches sont cantonnées dans des rôles “de prostituées, de femmes de ménage, d’agent numéro 2, ou alors de meufs des cités… Quand on nous imagine, c’est au bas de l’échelle. Or moi j’ai grandi dans un milieu tout autre. Je viens de Braine l’Alleud; mon histoire n’est pas celle des quartiers difficiles…”
L’argument absurde du réalisme à l’écran
Si la convention théâtrale offre un rien plus de liberté sur les scènes, “au cinéma, la justification récurrente du réalisme à l’écran est absurde: c’est l’argument de gens qui, en fait, ne connaissent pas personnellement de personnes afro-descendantes.”

“Lorsqu’on a le pouvoir, les moyens et soi-disant la vocation de vouloir parler de tous les sujets, la moindre des choses est de faire des vraies recherches, martèle Priscilla Adade. C’est là que je parle d’ignorance et d’incompétence. Jamais personne n’envisagera de faire un film sur, mettons, le pape, sans se documenter. En revanche, pour un biopic (européen) sur une personnalité congolaise, au casting on nous demandait si on parlait une langue africaine… Comme si les accents ivoirien, togolais, ghanéen n’étaient pas absolument différents. Or il suffit de creuser un peu pour voir la diversité, les nuances.”
Ainsi se perpétuent les stéréotypes, qui font aussi que les actrices aux racines subsahariennes ou maghrébines sont régulièrement qualifiées de “trop” ou “pas assez” – foncée, claire, typée, africaine… – pour servir des imaginaires bornés.
Plus qu’une campagne: un mouvement
À cette méconnaissance s’ajoute un déficit de visibilité. “Pouvez-vous citer le nom d’une actrice afro-descendante?” L'accroche de la campagne de sensibilisation met en exergue l’angle mort où se retrouvent souvent ces interprètes que, pourtant, on a déjà vues au détour d’une série, d’un spectacle…
Une campagne donc, et davantage: un mouvement. “Le début de quelque chose qui va perdurer.” Il y a plusieurs mois, Priscilla Adade lance l’idée de rassembler, voire recenser les actrices afro-descendantes des milieux du théâtre et du cinéma belge. Sur la quarantaine de réponses obtenues, 26 seront disponibles les 21 et 22 avril 2023, pour une séance de maquillage, photo, tournage.

Près de neuf mois de rencontres, de partage d’expériences “dans un espace d’échange et de guérison” ont précédé ce point d’orgue: “la chose qu’on ne nous offre jamais: la séance de photo glamour! Qui fait partie de la dynamique de réparation, mais sert aussi à nourrir les imaginaires, à nous sortir des clichés.”
Dans le sillage revendiqué d’Ouvrir la voix, documentaire d’Amandine Gay (2017), et de Noire n’est pas mon métier, essai collectif à l’initiative de l’actrice française Aïssa Maïga (Seuil, 2018), Priscilla Adade affirme avec ce mouvement vouloir “dire à voix haute ce qui nous arrive, comment on nous traite”.
“Cette violence que subissent les actrices, vraiment profonde, n’est pas autre chose qu’un reflet du monde.” L’invisibilité en fait partie, Priscilla peut en témoigner: après deux mois de répétitions dans l'indifférence générale, arrive sur le plateau un acteur connu, et qui la connaît. “Là, soudain, on me parle, j'existe.” La brutalité de l'anecdote dit bien “l’assignation à n’être rien ni personne parce qu’on ne te voit pas, on ne connaît pas ton nom. Alors qu’on a des carrières! On nous voit sans nous voir…”
Pour autant, la notoriété n’est pas le point de mire de la campagne “Actrices afro-descendantes”. “Ce à quoi on aspire, ce sont les mêmes opportunités, la même sécurité financière que toutes les autres. Or, tant qu’on ne nous voit pas, on ne nous engage pas, on n’accède pas au statut d’artiste ou très difficilement, c’est un cycle.”
Pérenniser le mouvement
Depuis le lancement du projet (soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles et par Equal Brussels), beaucoup d’actrices se manifestent. Le souhait est de pérenniser ce mouvement, de travailler sur le concret. Une série par exemple. “Mais il faut qu’elle soit juste, pas avec n’importe qui au niveau de la production et de la diffusion.” Sans oublier les scénaristes: plusieurs, afin que les consciences, les imaginaires et les références s’entrecroisent.
Autre retombée espérée: un outil équivalent au test de Bechdel (qui permet de mesurer et évaluer la présence féminine dans les films) “afin d’éviter de tomber dans la discrimination”.
On se retrouve, on se reconnaît, on se renforce. À la première réunion, on était toutes en larmes: enfin on pouvait se parler de nos vécus sans qu’ils soient minimisés.”
Changer le paysage, c’est aussi rompre l’isolement. “On est souvent des token [de “token”, le jeton, une personne minorisée placée en avant], donc on ne se croise que dans les salles d’attente de casting, et pour peu qu’on se connaisse, on est dans la concurrence”. Le mouvement ici s'inverse: “On se retrouve, on se reconnaît, on se renforce. À la première réunion, on était toutes en larmes: enfin on pouvait se parler de nos vécus sans qu’ils soient minimisés.” Un chemin de guérison et de construction.

“Quand on va enfin accéder aux plateaux auxquels on aspire, il faut qu’on soit aguerries. J’ai la conviction que le cinéma, le théâtre, l’art change le monde. Changer la représentation des femmes afro-descendantes c’est un levier pour changer le réel, et beaucoup! Si le racisme perdure, c’est aussi qu’on continue de montrer des Noirs et des Arabes pauvres, violents. Il est temps de montrer aussi les soirées des ambassadeurs, nos dîners pleins de joie, nos moments avec nos enfants.”
Confiance, confidences, connivence
Le but ici n’est pas de constituer un catalogue, précise Priscilla Adade. (“Les ‘on vous cherche’, ‘on ne vous trouve pas’, je les remballe, ça suffit!”), mais de donner de la visibilité. “Dans le sens de nous voir différemment, telles que nous sommes: à la fois comme des personnes ordinaires, en backstage, et aussi sublimées, en mode déesses.”
Le paysage change, lentement. “En 2023, on en était à nommer la première femme noire pour le Magritte de la meilleure actrice – dans le film d’un réalisateur afro-descendant, Nganji Laeh, qui lui a offert le rôle complexe d’une maman, loin des clichés, et avec plus de deux scènes en 1h30 de film. Voilà ce qui permet d’être reconnues.”
26 noms à citer, à découvrir, à connaître
Priscilla Adade (actrice, productrice, réalisatrice, professeure), Selma Alaoui (actrice, metteuse en scène, autrice), Johara Belhmane (actrice), Amel Benaïssa (actrice, metteuse en scène, autrice, compositrice, chanteuse), Noha Choukrallah (réalisatrice, actrice, pédagogue), Marie Darah (artiste pluridisciplinaire, acteurice, auteurice, slameuse), Martha Da’ro (actrice, autrice-compositrice, écrivaine), Aminata Demba (actrice, présentatrice, réalisatrice de théâtre), Gémi Diallo (actrice), Marie Diaby (actrice, artiste, créatrice), Andie Dushime (actrice, musicienne, interprète, compositrice), Jessica Fanhan (actrice, autrice, metteuse en scène, thérapeute artistique), Annette Gatta (actrice, autrice), Emmanuelle Gilles-Rousseau (actrice), Yves-Marina Gnahoua (actrice), Fatou Hane (actrice, influenceuse), Cécilia Bapa Kankonda (actrice, pédagogue), Tamara Kalvanda (actrice), Aline Lynn (actrice, scénariste), Réhab Mehal (actrice, autrice, metteuse en scène), Mahina Ngandu (chanteuse, autrice, compositrice, actrice), Nkoÿ (actrice, chanteuse/interprète, compositrice, danseuse, metteuse en scène), Babetida Sadjo (actrice, réalisatrice, scénariste, productrice, metteuse en scène, chanteuse), Estelle Strypstein (actrice), Nadège Bibo-Tansia (actrice), Miriam Youssef (actrice, metteuse en scène, autrice).

L’équipe artistique de la campagne “Actrices afro-descendantes”
- Stéphane Bossa: artiste photographe & réalisateur
- Alienor Glowacki: assistante de production
- Njaheut Gilles Valler: photographe
- Samiah Bouhjar: styliste & directrice artistique
- Priscilla Adade: productrice, actrice et porteuse du projet
- Valentine Becue: assistante son & caméra
- Diane Ndamukunda: Make Up Artist