À quand le pic du numérique ?

En 2030 le numérique va consommer 20 % de l’électricité mondiale, en 2050 : 100 %. Au lieu d’être un acteur essentiel à la transition vers un monde durable, le numérique peut devenir une partie importante du problème. Comment freiner son développement anarchique ?

Sketch realistic nuclear power plant isolated on white
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Une opinion de Michel Wautelet, ingénieur et professeur e.r. UMons (didactique des sciences)

Il y a trente ans, en 1993, après une gestation de quelques décennies, Internet voit vraiment le jour. Cette année-là, le grand public a accès au réseau grâce à la distribution gratuite des logiciels Mosaic, puis Netscape. Depuis lors, la montée en puissance des ordinateurs et de leurs outils de communication (wifi, fibres optiques, data centers), le développement d’applications diverses (GSM, GPS, objets connectés, etc.), l’apparition des smartphones en 2007, l’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans de nombreux secteurs (médecine, sécurité, finance, traduction, etc.) ont rendu Internet indispensable. En un quart de siècle, la société mondiale en a été transformée, aux niveaux économique, industriel, politique mais aussi dans les mentalités. Imaginer notre monde sans Internet, sans le secteur numérique est inconcevable pour la presque totalité d’entre nous. Et pourtant…

Si le numérique est souvent qualifié de “virtuel”, le secteur repose sur des technologies qui sont bien réelles. Or toute technologie a besoin de deux éléments essentiels pour exister : l’énergie et les matériaux.

Le plus gros consommateur d’énergie au monde

Aujourd’hui, le numérique est un des plus gros consommateurs d’énergie au monde. 10 % de l’électricité mondiale alimente le numérique, et cela double tous les quatre ans. L’explosion du streaming vidéo, le développement exponentiel de l’IA, la multiplication des objets connectés, etc. nécessitent un accroissement de la consommation en énergie. Si le secteur numérique continue à se développer au rythme actuel, il devrait consommer plus de 20 % de l’électricité mondiale actuelle vers 2030 et près de 100 % ( !) en 2050. Or, nous savons que la transition énergétique va mener à une diminution de l’offre mondiale d’énergie.

Matériaux : de 10 à 60 métaux

Les prévisions ne sont pas plus réjouissantes concernant les matériaux. Vers 1980, une dizaine de métaux suffisaient au fonctionnement de la société. Aujourd’hui, il en faut une soixantaine. L’avènement du numérique a généré une dépendance à des éléments rares sur la planète. Certains, essentiels, ne sont extraits que dans des régions limitées du globe. Et risquent, au taux d’extraction actuel, d’être épuisés bien avant 2040-2050. Il y a aussi les aspects géostratégiques. La Chine fournit plus de 95 % des terres rares (au sens chimique), indispensables au numérique. La crise du covid nous a rappelé combien était grande notre dépendance à la Chine, Taiwan et autres pour la fourniture de puces électroniques indispensables aux applications du numérique.

On pourrait penser que le recyclage soit la solution. Que nenni ! Le recyclage de plusieurs matériaux stratégiques se heurte à d’insurmontables difficultés techniques et énergétiques. Les technosciences ne peuvent pas tout résoudre.

N’oublions pas non plus la fragilité intrinsèque du numérique qui, par exemple, dépend de câbles intercontinentaux de fibres optiques, qui peuvent être la cible d’actes hostiles.

Freiner son développement anarchique

De ces quelques considérations, il est évident que le secteur numérique ne peut pas continuer à se développer au rythme actuel. On irait alors tout droit vers un mur technologique, sociétal, politique, stratégique mondial aux conséquences aussi dramatiques que celles dues au changement climatique.

Si nous voulons que le numérique joue le rôle qui lui revient dans la transition vers un monde durable, zéro carbone, il est temps de réfléchir à quand et comment commencer à freiner son développement anarchique. Ce ne sera pas facile.

Que faire ? Il n’est guère possible aujourd’hui de répondre à cette question, tant le numérique est présent partout, que ses usages sont plurisectoriels, que ses utilisateurs sont multiples. C’est 60 % de l’humanité qui est aujourd’hui connectée. Si le problème est compliqué, il est cependant des aspects auxquels nous ne pourrons pas échapper.

Espace de stockage et changement de nos comportements

Le premier est une redistribution des usages du numérique. En 2022, 80 % du trafic mondial sur Internet concerne le streaming vidéo, c’est-à-dire les échanges de vidéos sur les réseaux sociaux, la vision de films sur Netflix et consorts. Il en faut des data centers pour stocker tout cela, des serveurs pour les diriger vers nos smartphones, des fibres optiques pour les transporter. Quant à votre fournisseur d’accès, il vous offre un espace de stockage de 50 GB sur le cloud, soit de quoi stocker 20 000 photos dont la plupart ne seront jamais regardées. Ce ne sont que quelques exemples. Est-il vraiment nécessaire de disposer d’autant d’espace de stockage sur le cloud, c’est-à-dire de puissants data centers distribués un peu partout ?

Il est évident qu’il va falloir restreindre certains usages du numérique, si nous voulons disposer de suffisamment de place pour des usages indispensables. Il va falloir distinguer entre l’indispensable, l’utile et le futile.

Éducation à son usage

Un autre point est qu’il va falloir éduquer à un usage réfléchi du numérique, et convaincre. Est-il recommandé d’encore user son pouce à longueur de journée sur les touches de son smartphone ? On sait que le développement des réseaux sociaux et de leurs algorithmes, des applications telle que ChatGPT représentent des dangers potentiels majeurs. Ne va-t-il pas falloir en diminuer l’usage, plutôt que de prétendre que l’éducation va permettre d’en atténuer les effets négatifs ?

Idéalement, on ne devrait pas non plus éluder la question de la balance avantages/inconvénients du numérique. Aujourd’hui, à quelques exceptions près, le numérique est évalué à décharge. Il faudra avoir le courage d’aussi tenir compte des charges.

Tout cela va évidemment demander une remise en question des acteurs et utilisateurs (vous, moi) du numérique. Cela sera-t-il possible ?

Quoi qu’il en soit, la réalité technologique est là et on ne peut l’écarter d’un revers de la main. Si on l’oublie, au lieu d’être un acteur essentiel à la transition en cours, le numérique deviendra une partie importante du problème.

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