"J’ai été abusée par mon grand frère lorsque j’étais enfant. Quinze ans plus tard, je viens de l’annoncer à mes parents"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, pour poursuivre notre série, Jeanne, 25 ans, raconte avec pudeur mais gravité comment elle a été violée à plusieurs reprises par son frère aîné lorsqu’elle avait dix ans. Le professeur Mauricio Garcia, psychanalyste, s’est penché avec nous sur ce cas d’inceste.
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- Publié le 21-11-2022 à 12h18
- Mis à jour le 21-11-2022 à 13h09
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Le témoignage de Jeanne
Il s’agit de mon secret, celui d’avoir été abusée par mon grand frère à plusieurs reprises lorsque j’avais dix ans.
Je l’ai annoncé l’automne dernier d’abord à mon père, puis à ma mère. Nous avions eu beaucoup de conflits avec mon frère ces temps-là. Un jour d’octobre, je discute avec mon père dont je suis très proche. C’est mon pilier dans la vie. Et il me demande directement : "As-tu quelque chose contre ton frère ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu ne l’aimes pas ? On sent toujours une forme de distance voire de rejet quand il est parmi nous ?" Ce jour-là, je raconte tout à mon père. Bizarrement, j’arrive à mettre des mots assez naturellement sur ce qui m’est arrivé, mais j’ai le cœur lourd.
Les pires moments de mon enfance restent les vacances d’été. Nous partions souvent à l’étranger avec mon père, ma mère, mon frère et moi-même. Parfois, nous n’avions pas une même chambre d’hôtel pour quatre. Par conséquent, je me retrouvais seule dans une chambre avec mon frère. Nous avions aussi une maison de vacances en France que nous avons toujours aujourd’hui. Là-bas, les épisodes à répétition de viol ont lieu. Quinze ans plus tard, je me souviens de ces nuits presque dans les moindres détails. Je n’ai rien oublié. J’appréhendais le moment où il fallait aller dormir. Au début, je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait, mais rapidement, je me suis rendu compte que le comportement de mon frère n’était pas normal. Par rapport à mon frère, je n’avais évidemment pas la même force que lui et je finissais par "me laisser faire". J’avais peur.
"Comme si mon esprit et mon corps étaient dissociés"
Avec le recul, c’est comme si mon corps ne répondait plus, comme si mon esprit et mon corps étaient dissociés. C’était très éprouvant d’en parler de vive voix comme ça. J'ai alors vu dans les yeux de mon père cette tristesse voire même ce désarroi. Il regrette d’une certaine manière de n’avoir rien vu à l'époque. Il ne pensait pas une seconde à cela. Il m’écoute longuement sans le moindre jugement et, surtout, il me croit. À la fin de cette conversation, il me demande ce que je voudrais faire. Il me propose d’aller consulter un(e) psychologue spécialiste dans ce type de traumatisme ou même de porter plainte contre mon frère… Je refuse les deux suggestions : je n’en ressens pas le besoin pour le moment. Le fait de pouvoir lui parler de mon secret après toutes ces années est déjà un pas de géant vers la guérison et dans ma construction en tant que jeune adulte.
Le soir même de cette conversation, mon père l’annonce à ma mère, parce que je n’ai pas la force de le faire. Je suis dans ma chambre à ce moment-là et mes parents discutent dans le salon en bas. Mais j’entends ma mère qui s’effondre. Elle est sous le choc. Le lendemain matin, je n’ai même pas besoin de parler avec ma mère. On a ce regard qui en dit long et elle me prend dans ses bras. Nous nous sommes comprises sans rien dire.
"L’anorexie et des pensées suicidaires, mes deux appels à l’aide"
J’ai 25 ans aujourd’hui, mais il n’y a pas un seul jour où je n’y pense pas. Aujourd’hui, je respire un peu mieux et je comprends mes comportements actuels et de l’époque, notamment mon trouble alimentaire à l’adolescence. L’anorexie était un peu comme un premier appel à l’aide. J’ai toujours entretenu un rapport compliqué avec mon corps. En rentrant en secondaire, juste après la fin de ces viols, je me sentais très mal dans ma peau. J’étais renfermée, solitaire et je suis donc tombée dans l’anorexie. Aujourd’hui, je m’en suis sortie. Le second appel à l’aide fuit mes pensées suicidaires à la fin de mon bachelier à l’université. Maintenant, je suis mieux dans ma peau.
"J’ai peut-être peur du regard des autres, de mes amis"
Depuis le jour de cette fameuse conversation avec mon père, nous n’en avons plus reparlé. Nous n’en avons même pas parlé directement avec mon frère pour des raisons personnelles que je ne souhaiterais pas développer. Simplement, il a une maladie qui l’a changé tant physiquement que mentalement. Je ne sais pas non plus quelle serait sa réaction si j’évoquais ce secret. Pour l’heure, en parler à mes parents est suffisant parce que ce sont les personnes dont je suis la plus proche. Je n’ai pas envie de partager ce secret au restant de la famille. Je pense que j’ai peut-être peur du regard des autres, de mes amis. Je ne sais pas comment ils réagiraient. J’ai l’impression que quand on n’a pas vécu tel traumatisme dans sa vie, on ne pourra jamais réellement comprendre l’état d’esprit, le ressenti d’une victime. Je songe à écrire un livre à l’avenir, qui sait, pour raconter mon histoire. Mais s’il venait à être publié, je préférerais le faire sous un nom d’emprunt.
J’ai toujours du mal à faire confiance aux hommes. J’y travaille, mais cela prend du temps. J’apprends à avoir plus confiance en moi. Comme je le dis, je respire mieux aujourd’hui. Je suis soulagée. Je pense avoir grandi et mûri. J’ai eu l’occasion de voyager à plusieurs reprises. En ce début de septembre 2022, je viens d’être diplômée d’un master dans un domaine qui me passionne. Je suis si fière ! Je ne sais pas ce qui m’attend pour la suite, mais je pense être prête. J’ai encore tant à apprendre et découvrir. Pour moi, ce secret est énorme. Le moment #MeToo dans l’actualité a aussi fait remonter ces mauvais souvenirs. Avant, j’avais le sentiment de survivre, de subir ma vie et tout ce qui se passait. A présent, j’apprends à vivre. Et ça, cela n’a pas de prix.
L’analyse du professeur Mauricio Garcia, psychanalyste
Mauricio Garcia, psychanalyste (EBP), professeur de psychologie à l’Université Saint Louis et professeur invité à l’UCLouvain, est notre expert dans cette chronique. Il analyse les propos de Jeanne.
"Ce qui me frappe en tout premier lieu dans sa démarche, c’est le fait qu’elle déclare ne pas vouloir s’exprimer, sinon de manière anonyme. En soi, le fait qu’elle décide de répondre à l’appel à témoignages de La Libre est déjà une manière de parler, observe le professeur Garcia. Cela prolonge ce qu’elle a déjà pu accomplir lorsqu’elle a raconté son histoire à son père. Coucher cela sur papier, c’est pour elle un travail d’élaboration, une manière de reprendre le fil de sa vie, de reconnaître aussi qu’elle n’a pas été démolie par ce qu’elle a vécu durant son enfance. Elle est en quête d’une voie et le fait qu’elle s’interroge sur l’opportunité de parler ou pas de son secret au restant de la famille et à ses amis est intéressant. Cela vaut-il la peine de se livrer au point d’être perçue socialement comme une traumatisée ? C’est une vraie question."
Dans son témoignage, Jeanne décrit la manière dont elle vit les abus. Elle écrit : "Avec le recul, c’est comme si mon corps ne répondait plus, comme si mon esprit et mon corps étaient dissociés. "Cette dissociation de la victime est un phénomène souvent décrit par ceux qui ont vécu un tel traumatisme. C’est une manière de se sauvegarder. C’est cette expérience qui consiste à se retirer de l’expérience, à considérer que ce n’est pas Soi mais seulement son corps qui vit l’abus. Certaines victimes racontent ainsi s’être vues en train d’être abusées. Raconter son histoire permet à la victime de sortir de cette dissociation dont elle est prisonnière."
Dolto et "la volonté de disparaître"
Jeanne a raconté son secret à son père mais a choisi de ne pas confronter son frère, abuseur, compte tenu de la maladie physique et psychique de celui-ci. "On devine qu’il s’est passé quelque chose par rapport à la maladie du frère, que c’est un choix sensé de dire que cela n’a plus beaucoup de sens de lui en parler", analyse le psychanalyste. Qui épingle le fait que c’est bel et bien le père (et non Jeanne elle-même) qui a amené un jour le sujet sur la table en questionnant sa fille sur la relation distante qu’elle entretient avec son frère. "Les parents, malgré le secret, savent que quelque chose ne tourne pas rond. C’est classique dans les secrets de famille : on n’en parle pas et, pourtant, il y a des effets qui transitent dans des regards, des gestes, dans des froideurs et des malentendus. Ce sont des sentiments lourds qu’il est difficile de situer… mais on les perçoit."
Le professeur Garcia souligne enfin le vocable utilisé par Jeanne qui évoque dans son témoignage ses deux "appels à l’aide", son état anorexique durant l’adolescence et ses pensées suicidaires lorsqu’elle est étudiante. "C’est une trace, une séquelle dans l’abus. Il y a cette difficulté pour une jeune fille, qui a été abusée, de grandir, de voir son corps se transformer et de ne pas pouvoir accueillir cette transformation avec un certain enthousiasme. C’est finalement de dire “je ne veux pas être regardée comme une femme, je préfère être invisible, neutre, je ne veux pas être désirée". Françoise Dolto (psychanalyste française, NdlR) disait : "La volonté de disparaître n’est jamais une impulsion primaire. Personne, fondamentalement, ne veut disparaître ni s’ôter la vie. C’est toujours une impulsion secondaire." Autrement dit, la question primaire sera toujours de faire disparaître l’autre, celui qui agresse. Mais dans l’impossibilité de le faire, comme c’est ici le cas, que peut-on faire dans un second temps ? C’est là, précisément, qu’apparaît cette volonté de disparaître soi-même, et cette impulsion ne peut rester sans destin."

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