"J’ai mystérieusement souffert jusqu’à mes 42 ans, jusqu’au jour où j’appris que j’étais atteinte d’une maladie que l’on m’avait cachée"
Le grand-père de Josèphe était atteint d’une maladie mystérieuse que la famille avait préféré ne pas dévoiler.
Publié le 30-01-2023 à 12h14 - Mis à jour le 30-01-2023 à 12h20
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Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille que nous publions de manière anonyme. Aujourd’hui, Josèphe, 68 ans, raconte combien une maladie génétique et extrêmement douloureuse – qui faisait l’objet d’un non-dit – a projeté sur sa vie une ombre permanente.
Le professeur Patrick De Neuter, Docteur en psychologie, professeur émérite en psychopathologie du couple, de la famille et de la sexualité offre des clés de discernement pour différencier les secrets de famille qu’il faut dire (comme dans ce cas), et ceux qu’il n’est pas toujours bon d’exposer.
Témoignage de Josèphe, 68 ans
”Je suis née dans une famille nombreuse, très aimée de mon père avec lequel j’avais tissé une grande complicité durant mon enfance.
Puis soudain, je vis progressivement un fossé s’ouvrir entre mes amies de classe et moi. Courir à en perdre haleine, faire du tennis, des kilomètres de vélo dans le bois… tout devait se faire pour moi à un rythme très lent, à pas mesurés, tout en poursuivant une scolarité où j’étais bonne dernière. Chez mes parents, il n’y eut pas de jugements ni de reproches, mais un soutien permanent. Petit à petit les choses se sont cependant compliquées : mes pieds gonflaient si douloureusement que je ne pus poursuivre une scolarité proche de mon domicile et que je dus me rendre en pensionnat. Dans le même temps, je m’interrogeais : pourquoi ma maman trébuchait-elle parfois ? Pourquoi avait-elle les pieds si gonflés et vivait en permanence avec des bandages compressifs ? Je me souviens alors de ces dimanches soirs baignés de souffrances, lorsque nous pleurions toutes les deux sur le quai de la gare à chaque départ vers le pensionnat.
Là-bas, les questions continuaient à s’amonceler dans ma tête. Pourquoi n’ai-je pas la possibilité d’écrire durant plusieurs heures après une partie de volley-ball souvent écourtée ? Pourquoi les goûters aux tartines de pain frais, au sirop de Liége et chocolat chaud ne passent pas certains jours et d’autres oui ? Pourquoi ai-je si soif quand mon ventre double de volume, ce qui fait rire mes amies de chambrée ? Pourquoi le matin je me réveille avec les paupières si gonflées que je n’y vois rien ?
Les années passent, traversées de douleurs et d’interrogations. Je grandis néanmoins, puis choisis des études…
Ce n’est qu’à 42 ans que je reçois le nom d’une maladie génétique rare qui touche le sang et dont je suis atteinte. Cette année-là meurt une de mes tantes et les langues se délient dans ma famille. Mon grand-père était en effet atteint de cette même maladie qui le faisait atrocement souffrir. La médecine ne pouvait encore lui venir en aide, ni mettre des mots sur cette maladie, et il est donc mort dans les années cinquante dans de terribles douleurs et assez brusquement. Comme il prenait de la morphine, certains médecins ont dit qu’il était morphinomane et un parfum de suspicion a régné autour de son décès. Ma famille, troublée, choquée, a caché la réalité de cette mort pour ne pas s’attirer les commérages dans le petit milieu social qui était le nôtre. Même aux enfants, rien n’a été dit, à tel point que nous ne parlions plus de mon grand-père : je n’ai vu son portrait qu’en 1996 alors que nous ouvrions son bureau au moment du décès de ma tante.
Ce n’est donc que dans les années 90, en reparlant de ces symptômes, en réalisant des examens médicaux, que nous avons pu mettre des mots sur cette maladie et – enfin – la soigner. En attendant, combien d’enfants ont dû vivre à l’ombre de ce décès et de cette maladie mystérieuse et douloureuse ? Combien de souffrances et de morts inopinées à cause de ce non-dit ?
Par ce texte, je veux lancer un cri du cœur : qu’il n’y ait pas de tabou autour des maladies génétiques. Mon histoire, ce que j’ai vécu, m’a fait rencontrer d’autres personnes qui vivaient de tels non-dits dans leur propre entourage. Ces maladies font parfois encore l’objet de honte, mais ce n’est qu’en en parlant que l’on peut les soigner et faire en sorte qu’elles ne poursuivent pas leur œuvre tragique."
Réaction du professeur Patrick De Neuter
Le professeur Patrick de Neuter est Docteur en psychologie, psychanalyste (EaB et EaF), professeur émérite en psychopathologie du couple, de la famille et de la sexualité.
”Ce qui est étonnant dans ce témoignage, c’est l’objet du tabou. Ce qui fait en général l’objet d’une honte, d’une culpabilité et par conséquent d’un tabou, ce sont plutôt les comportements répréhensibles (l’inceste, la pédophilie…) ou des maladies dont on pourrait se sentir responsable (les maladies sexuellement transmissibles, celles dues à l’alcoolisme…).”
En ouvrant la réflexion au-delà de ce témoignage, Patrick De Neuter offre des clés de discernement pour établir une distinction entre les secrets qu’il serait bon de dévoiler et ceux qu’il n’est pas bon d’exposer. “Le secret sur cette maladie du grand-père relève de ceux qui n’ont pas lieu d’être afin que l’on puisse prévenir et soigner les descendants. Néanmoins tout secret n’est pas négatif, explique-t-il. Pour illustrer cela, je peux prendre l’exemple du poète Aragon qui n’a su qu’à 19 ans que celle qu’il prenait pour sa mère était en fait sa grand-mère, celle qu’il prenait pour sa sœur était sa mère, et que son parrain était en réalité son père biologique. Ce secret ne l’a pas empêché de développer sa personnalité, ni ses talents, ni d’heureuses relations amoureuses.
Certains prônent la transparence totale au sein des familles, mais cela n’est pas bénéfique. Une telle transparence pousse parfois les parents à dévoiler leur intimité, leur vie sexuelle, leur for intérieur, et ils font porter à leurs enfants des choses qu’ils ne peuvent porter et qui peuvent être pathogènes.
Par contre, dans les cas où une personne souffre de troubles, il est bon que le thérapeute se penche avec elle sur d’éventuels secrets – autour de ses origines ou sa naissance par exemple – qui pourraient en être la cause. Au contraire, quand tout va bien dans une existence, il est souvent nocif de jouer au détective ou à l’historien pour essayer de trouver des secrets enfouis et qui n’ont aucune raison d’être révélés.”

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