"À 36 ans, je découvre que mon père a eu un autre fils. Je reste planté là, comme deux ronds de flan"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, pour poursuivre notre série, Laurent raconte comment la découverte, il y a 20 ans, de l’existence d’un frère aîné a bouleversé les rapports intrafamiliaux. Luc Dethier, psychanalyste, s’attarde pour nous sur ce cas et en décrypte le ressort traumatique.
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Publié le 13-02-2023 à 12h17 - Mis à jour le 13-02-2023 à 12h24
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Le témoignage de Laurent
(Note préliminaire : les prénoms ont été adaptés)
C’était il y a une vingtaine d’années. J’ai 36 ans et j’habite dans le même village que ma sœur aînée. C’est un samedi, il fait très beau, je m’en souviens très bien. Je reçois un coup de téléphone de ma sœur qui me demande de venir prendre le dessert chez elle. Je décline l’invitation parce que je n’ai pas le temps mais elle insiste : “Quelqu’un veut te rencontrer”, me dit-elle tout en restant énigmatique. Elle ne veut pas me dire de qui il s’agit. Finalement, j’accepte. Je dépose mon bic et parcours les 250 mètres qui me séparent de la maison de ma sœur. J’arrive chez elle, vierge de toute pensée et de toute suspicion. Dans le jardin, se trouve un couple de personnes que je ne connais pas. J’avance pour les saluer en me demandant pourquoi ces gens veulent me rencontrer. Ma sœur me propose alors d’aller chercher le dessert. Nous nous rendons dans la cuisine, où elle sort un plateau d’éclairs au chocolat qu’elle a faits elle-même. Elle me le flanque dans les mains. Et me dit : “Tiens, va donner ça à ton frère”. J’ai l’impression que le temps s’est suspendu, pétri d’incrédulité pendant un instant. S’adresse-t-elle bien à moi ? S’agit-il bien de cet homme-là dehors, que je n’ai jamais vu et ne connais ni d’Eve ni d’Adam ? Je reste planté là, comme deux ronds de flan, avec ce plateau de desserts en main. Je viens d’entendre que cet inconnu est en fait mon frère. C’est surréaliste, une caméra cachée, une drôle de blague…
Je rigole nerveusement. Mais ma sœur, manifestement très contente de son effet d’annonce, me confirme : “Cet homme là-bas s’appelle Arnaud et c’est notre demi-frère. C’est un fils de papa”.
Il faut bien que je me rende à l’évidence… ma sœur ne me fait pas une mauvaise blague !
Je vais donc dans le jardin, sous le choc, un peu hébété, incrédule, déposer le plateau et là, tout le monde comprend que ma sœur vient de me mettre au courant et sourit !
Une telle histoire, on la lit dans une gazette ou dans un roman, mais on ne peut pas imaginer qu’elle nous arrive à nous.
Ce qu’il s’est passé ensuite, je ne m’en souviens plus très bien. J’imagine qu’on a dû partager ces éclairs. Mais je n’en ai aucun souvenir précis. Et encore moins du contenu de la discussion qui a suivi. Je ne pense pas avoir posé beaucoup de questions et, à mon avis, je ne me suis pas éternisé. Je devais absolument remplir mes engagements professionnels. J’étais entre la surprise et l’incrédulité.
Voilà, c’est comme cela que cela s’est passé.
La suite est nettement moins “romanesque”, si je puis dire, en tout cas nettement plus douloureuse.
L’arrivée d’un frère inconnu, cela interpelle et questionne l’histoire, toute l’histoire : celle de mes parents, de la fratrie, de la place de chacun… et de la sincérité des liens quand, au final, on se rend compte qu’on a grandi sinon dans le mensonge, a minima dans le non-dit, d’autant que ce “demi-frère” – une expression bizarre s’il en est – n’a qu’un an de plus que ma sœur aînée !
Personnellement, j’ai rapidement adopté une position d’observateur pour me protéger de tout ce que cette situation réveillait de notre histoire, comme je l’ai toujours fait après le divorce de mes parents (j’avais 6 ans). L’ambiance familiale chez mon père était oppressante (voire violente avec mes sœurs et mon frère aînés). Je ne voulais pas être à nouveau en contact avec cette période de vie douloureuse.
Dans la famille, cette révélation a généré une explosion de questionnements, de remises en cause. Elle a déclenché une forme de réajustement dans les liens familiaux.
Mais en définitive, quel était l’intérêt de répondre à ces questions ? Savoir si ma mère était au courant où pas, en quoi cela change-t-il la situation actuelle ? Pourquoi notre père ne nous en a-t-il jamais parlé ? Pourquoi sa seconde épouse s’est-elle rendue complice de ce secret ? Pourquoi notre “demi-frère”, lui qui connaissait notre existence, n’a-t-il jamais rompu le silence… ? Toutes ces questions, qui pourraient être le pitch d’un roman de Georges Simenon, ne présentaient guère d’intérêt à mes yeux. Ou plutôt, je n’avais pas envie d’ouvrir la boîte de Pandore des émotions qu’elles pouvaient susciter.
J’ai avancé avec un sentiment d’incrédulité, d’une certaine manière amusé que la vie nous ait joué ce tour mais aussi triste et avec du ressentiment devant le climat de colères, souvent tendu, provoqué par tous les réajustements familiaux, avec des discussions parfois très virulentes.
Cette histoire révèle aussi combien nous avons grandi dans un environnement familial à double-fond et d’une certaine manière dans l’instrumentalisation. Mon père rencontrait ce premier fils, avec qui il avait des échanges occasionnels alors que nous n’étions au courant de rien. Ce fils aîné nous a vus grandir sur des photos, alors qu’on ne connaissait pas son existence.
Ma sœur, contrairement à moi, a toujours grandi avec la sensation qu’elle avait un frère aîné. Elle a tenté de mettre les choses à plat avec mon père. Mais il n’a pas assumé. En fait, il n’a jamais rien assumé dans sa vie en tant que père. En tout cas certainement pas cela. Il aurait pu à ce moment-là nous présenter ce fils, mais non, il n’en a rien fait.
Étrangement, cette histoire, je ne la ressens pas comme étant mon histoire. C’est l’histoire de mes parents. Je trouve cela pathétique de la part de mon père, mais ça lui appartient. Mon sentiment, d’une certaine manière, c’est plutôt de l’indifférence. Cela n’a fait que confirmer la vision que j’ai de mon père avec lequel j’ai toujours eu un rapport distant.
À sa mort, nous avons découvert qu’il nous avait tous déshérités (ces enfants reconnus). Il avait pour cela écrit de sa main un testament très explicite. Déshériter ses enfants de cette manière, c’est une démarche extrêmement violente. Mais une démarche qui ne fait en quelque sorte que confirmer la personnalité de mon père. Cela m’a au moins permis d’avoir accès à une intense colère profondément refoulée.
Je me rends compte que la démarche que je fais ici de retracer cette histoire, la possibilité même que cette histoire puisse être racontée, écrite par quelqu’un d’extérieur, analysée par un professionnel et lue par des inconnus, révèle à quel point son empreinte est toujours présente et le restera… Cela me permet de prendre conscience que cet épisode n’est pas complètement apaisé dans mon esprit. Cette tranche de vie que je racontais parfois avec humour, loin d’être anodine, nous a façonnés et nous devons apprendre à vivre avec.
L’analyse de Luc Dethier, psychanalyste, membre de l’Ecole belge de psychanalyse
Quatre éléments dans ce témoignage me paraissent intéressants à relever.
Tout d’abord, Laurent nous dit qu’il n’a aucun souvenir précis de ce qu’il s’est passé juste après la rencontre avec son frère caché. C’est typique des événements traumatisants. Le choc est trop important pour notre capacité de réception et ne s’inscrit pas dans le psychisme. C’est un peu comme si le crayon appuyait trop fort sur la feuille et finissait par la trouer. Mais le fait qu’il n’a pas de souvenirs ne veut pas dire que cela ne fait pas mémoire.
Il ne faut pas confondre le souvenir - que je compare à une photo que l’on met sur la cheminée -et la mémoire qui nous travaille en souterrain et qui fait en sorte que toutes nos représentations sont affectées sans que nous ne nous en rendions compte, car ce processus est inconscient.
Le trou que prend en charge la mémoire est alors comme un trou noir, qui aspire et fait tourner autour de lui toutes nos représentations, encore une fois sans qu’on le sache.
La deuxième observation, précisément, porte sur la question que se pose Laurent sur l’intérêt qu’il y a de savoir tout cela. Mais toute la question est : qu’est-ce qu’on entend par “savoir” quelque chose. Si quelqu’un a été victime d’un inceste ou d’un viol, il le sait. Mais que sait-il exactement ? Je veux dire par là qu’il est informé de ce qu’il lui est arrivé mais que peut-il faire avec et de cela ? Il y a ce qu’on nous a fait mais aussi et surtout ce que nous faisons de ce qu’on nous a fait. C’est un peu comme si on avait une quatrième de couverture mais qu’il reste à écrire le livre. Écrire le livre, c’est remplir les trous, c’est s’approprier son histoire.
Et cela nous mène au troisième élément d’analyse : lorsque Laurent précise que son frère caché avait connaissance de son existence, qu’il l’a vu grandir sur des photos, et l’a en quelque sorte épié, suscitant là un sentiment de trahison. Il faut savoir que ceux qui nous trahissent, ce ne sont jamais nos ennemis. Ceux qui nous trahissent, ce sont nos amis, ceux qui nous sont proches, ceux en qui nous avons une certaine confiance. On sent ici que cette confiance a été ébranlée. Cela rappelle le cas des soldats américains revenus du Vietnam ou d’Irak. Les plus traumatisés, comme l’a montré une étude, sont ceux qui ont été trahis, par leurs proches, par leur commandement, voire même par l’Etat américain qui a menti sur la présence d’armes de destruction massive chez Saddam Hussein.
C’est cela qui rend un traumatisme particulièrement violent et dévastateur. Laurent donne le sentiment d’avoir vécu un peu comme le héros du film The Truman Show à qui on vole la vie, dans une mise en scène qu’il ignore. Laurent explique qu’il a été déshérité par son père. Je pense qu’il a aussi été quelque part été déshérité de son histoire. “Cette histoire, je ne la ressens pas comme étant mon histoire” dit-il. Cela montre aussi qu’il s’est senti instrumentalisé - il le dit d’ailleurs.
Être l’objet d’un autre, ici de son père (mais la mère en a été la complice), dépossédé par lui, c’est l’une des choses les plus graves qui puissent vous arriver. À ce moment, il est essentiel de se réapproprier sa vie. Notre vie doit vraiment être notre vie, et pas celle d’un autre en fait. Lorsqu’il y a mensonge, l’expérience de soi dans la parole de l’autre est tronquée, et on est comme exproprié de son espace propre qui est la condition de possibilité du penser, de l’agir et du sentir…
C’est là ce que révèle la tache du secret de famille, telle que l’a très bien analysée quelqu’un comme Serge Tisseron, avec des effets délétères parfois totalement surprenants, car le secret suinte de toutes parts et faufile tout, c’est une sorte de fantôme qui vous hante sans que vous ne le sachiez.
Enfin, dernier point : lorsqu’il évoque la démarche de raconter son histoire, il nous dit que longtemps il l’a fait sur le ton de l’humour, comme « une blague » dit-il. Cela renvoie à la question du témoignage. Quand Laurent s’adresse à votre journal, il s’adresse au monde entier. Cela me rappelle le témoignage d’une dame qui, à l’occasion des 60 ans de la bataille des Ardennes, assurait que c’était la première et la dernière fois qu’elle racontait ce qu’elle avait vécu parce que jusqu’ici il y avait eu peu d’oreilles pour l’entendre. La même chose s’est passée avec les rescapés de la Shoah. Disposer d’un témoin fiable, c’est essentiel. C’est pour cela que Laurent vous a écrit, et c’est pour cela aussi que l’on va voir un thérapeute. Le mot de thérapeute, comme l’a décrit Françoise Davoine, trouve son origine chez Homère : le “therapôn” était quelqu’un qui était aux côtés du guerrier pour qu’il ne soit pas seul au combat. Lorsqu’une personne s’adresse à un psychanalyste, c’est souvent parce qu’elle n’a eu personne à qui parler, et elle est dès lors est incapable de jauger ce qui lui est arrivé. Elle pense qu’elle exagère, et s’il n’y a pas quelqu’un pour lui dire que ce qu’elle a vécu est très grave, elle est prise d’un doute et finit par minimiser ce qui lui est arrivé.
Laurent le dit bien, il n’est pas complètement apaisé. Mais ce qu’il a vécu n’est pas du tout une blague, c’est bien réel. Et il ne sait pas peut-être à quel point il y a de la gravité dans ce qu’il a vécu à ce moment-là.