"Notre père justifiait ses relations extraconjugales en disant qu’il devait 'sauver' des femmes dépressives et suicidaires"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de “La Libre” nous ont confié leur plus grand secret familial. Aujourd’hui, Joëlle, 41 ans, raconte comment elle a découvert que son père, médecin et psychologue, avait des relations extraconjugales qui ont précipité sa mère dans la dépression, avant de signer sa disparition. Le professeur Mauricio Garcia, psychanalyste, s’est penché avec nous sur ce récit.
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Publié le 27-02-2023 à 12h05 - Mis à jour le 02-03-2023 à 13h48
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D’abord, nous préciserons que Joëlle est un nom d’emprunt. Elle explique : “Je préfère anonymiser mon témoignage, car tout ceci encore très sensible… Le secret que j’ai découvert ? Mon père a eu de multiples relations extraconjugales alors que mes parents s’affichaient comme un couple parfait.”
La manière dont Joëlle a découvert cette information est presque fortuite. “À la mort de ma mère, nous avons trouvé un bouquet de fleurs avec ce mot 'Pardonnez-moi'. Immédiatement après son décès, notre père a refusé toute aide au quotidien. Lorsque nous passions le voir, des choses avaient bougé dans la maison, de nouvelles ambiances, des plantes inconnues. Quelques semaines plus tard, le plus jeune de la fratrie nous a révélé avoir surpris notre père avec une jeune femme dans la chambre de nos parents, la semaine suivant l’enterrement de notre mère. Notre père lui avait fait jurer de ne rien dire. Le bouquet 'Pardonnez-moi' venait d’elle.”
”C’était difficile à pardonner. Nous étions à bout, ayant accompagné durant quatre ans notre mère dans la maladie. Nous avons appris qu’il y avait eu d’autres femmes, que notre mère était au courant et que cela l’avait fait beaucoup souffrir. Nous avons aussitôt coupé les ponts avec notre père”.
À partir de cet instant, la vie de Joëlle a changé. “Avant ce jour, j’avançais dans la vie avec une certaine insouciance. Après, j’ai avancé sur des sables mouvants. Je venais d’apprendre que j’étais enceinte et il m’a été impossible de faire le deuil de ma mère et de profiter de ma grossesse de façon sereine. Je ressentais des émotions extrêmes : de la joie de devenir maman, au désespoir d’avoir vécu un leurre pendant des années et de n’avoir pas pu aider ma mère à se sortir de ce bourbier. Nous étions doublement sous le choc.”
”Durant pas mal d’années, notre père nous a fait du chantage affectif. Sa nouvelle compagne, dépressive, qui avait tant manqué d’amour durant son enfance, cherchait une famille qu’elle n’avait jamais eue, et nous étions vraiment 'égoïstes de ne pas la laisser entrer dans nos vies'… Mais nous avons tenu bon, grâce à la thérapie.”
”Quant à notre mère, elle a été emportée par un cancer l’année où elle a pris sa pension. C’était le pilier de la famille, elle gérait le quotidien, elle soignait les liens, tandis que notre père travaillait beaucoup et était souvent absent.”
”Notre père [qui était médecin, NdlR] justifie ses relations extraconjugales, car il devait 'sauver' des femmes dépressives et suicidaires. Ce n’est jamais lui qui faisait le premier pas. Il les aidait psychologiquement, 'affectivement' et financièrement. Dès qu’elles allaient mieux, il mettait de la distance. Il tenait ce discours à ma mère : 'Je ne te quitterai jamais pour l’une d’elles, aucune d’elle ne te remplace, c’est mon travail et mon devoir de médecin'. On a mieux compris les années de thérapie de ma mère, la mélancolie à la fin de sa vie, sa maladie”.
”Aujourd’hui, mon père vit seul, il regrette la disparition prématurée de notre mère. Mais jamais il ne regrette avoir eu ces relations, ni d’avoir provoqué une telle onde de choc.”
”Depuis que l’on sait comment il fonctionne, nous vivons dans l’insécurité. Il aurait dû se faire accompagner par des pairs, comme les psy sont obligés de l’être. La souffrance engendrée par ses actes a eu une énorme répercussion sur nos vies.”
L’analyse du professeur Mauricio Garcia, psychanalyste
Mauricio Garcia, psychanalyste (EBP), professeur de psychologie à l’Université Saint-Louis et professeur invité à l’UCLouvain, est notre expert dans cette chronique. Il analyse les propos de Joëlle, ci-dessous.
Je voudrais d’abord préciser que ce témoignage est un peu différent des autres secrets de famille. C’est l’intime de l’autre qui est dévoilé, et qui crée un choc. Il s’agit d’un père, qui est surpris, une semaine après la mort de son épouse, vivant avec une autre femme. Cette histoire s’est répétée sous des formes étranges – d’après ce que Joëlle a appris après coup –, puisqu’il s’agit d’un médecin qui prétend avoir aidé des patientes fragiles… Même si cela, on ne l’apprend qu’après coup.
Quelle est la nuance, selon moi, entre cette histoire et les autres secrets de famille ? Les secrets de famille consistent en des événements dont il est important qu’ils soient connus par les générations à venir, puisqu’ils auront une fonction organisatrice dans la manière dont les individus se construisent. Dans ce cas, il ne s’agit pas de cela. Les mots mobilisés par Joëlle parlent d’“un choc”. Être choqué par une vérité n’est pas équivalent au fait de dire : “ma vie a été biaisée car une vérité ne m’a pas été dévoilée”. Même si ce n’est pas toujours simple, il faudrait différencier les secrets des passages à l’acte insensés. Il y a là tout un champ de souffrances et des “chocs” qui ne relèvent pas toujours du secret, mais du non-su ('l’insu') qui sidère.
Où se trouve le véritable secret de cette histoire ? Pour moi, la question est : pourquoi la mère de Joëlle était mélancolique ? Pourquoi a-t-elle fait autant de thérapies ? Que s’est-il passé, au juste ? La tragédie du couple, découverte après la mort de la mère, deviendra une source de réponses douloureuses.
Cet homme, qui était infidèle à sa femme, tente d’expliquer les raisons pour lesquelles il s’occupe d’autres femmes. Des femmes viennent vers lui, il les aide. Est-ce une rationalisation de sa part, ou une sorte de prétexte qu’il a construit ? Il transmet, en tout cas, une version étrange des faits pour justifier son adultère. Mais si on prend ce qui est dit “à la lettre”, l’homme pourrait apparaître comme une figure monstrueuse, perverse même, qui se dédouane de sa propre sexualité à travers l’idée qu’il “aide” ces femmes “suicidaires” . En gros, il explique à sa famille, à sa femme, que sans lui, ces femmes s’ôteraient la vie.
Ce n’est pas un père insouciant qui amène sa maîtresse dans sa maison, une semaine après le décès de sa femme, non, non, il y a quelque chose en plus : le père reproche à ses enfants de ne pas intégrer la nouvelle femme dans la vie familiale. Il y a là quelque chose d’insupportable. Le père ne s’excuse pas, ne cherche pas à voiler son acte, mais exige de ses enfants l’intégration de la nouvelle femme.
Et c’est là que l’on comprend toute l’épaisseur du personnage. On peut parler très probablement chez lui, d’un dérèglement dans son rapport aux femmes mais aux autres. Joëlle témoigne de l’angoisse créée par cette découverte. Et que sa mère, la première, en a souffert. Ce qui l’amène sûrement à se demander comment elle ne s’en est pas rendu compte plus tôt. “Et quand il disait qu’il l’aimait, disait-il la vérité ?”, doit-elle se demander…
Ce type d’épreuve démolit. D’ailleurs, elle le précise : J’avais une certaine insouciance jusque-là. Après, j’ai avancé sur des sables mouvants”. En tant que lecteur, on peut imaginer la difficulté de s’avouer que son père était un gars déréglé, qui assujettissait les femmes de sa vie, tout en nourrissant le fantasme de les sauver. D’ailleurs, le choc n’est pas fini ; il continue, comme une onde, de provoquer des secousses chez Joëlle.
