"Mon frère dormait avec un couteau sous l’oreiller pour se protéger de la violence de mon père"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des lecteurs de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, Maria, 50 ans, raconte comment elle a découvert il y a peu que son frère aîné subissait des violences de la part de leur père, atteint de troubles psychotiques. Le suicide du paternel va entraîner des formes de culpabilisation en cascade dans le chef de la famille. Avec prudence, le professeur Mauricio Garcia, psychanalyste, a accepté de commenter ce court témoignage.
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Publié le 20-03-2023 à 15h50
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Le témoignage de Maria (prénom d’emprunt), 50 ans
J’ai découvert ce secret de famille il y a quatre ou cinq ans, j’avais environ 45 ans.
Vers l’âge de 12 -13 ans, mon frère aîné – qui a six ans de plus que moi – dormait avec un couteau sous l’oreiller pour se protéger de la violence de mon père.
Mon père s’est suicidé lorsque j’avais 7 ans. Dans les trois années qui ont précédé, il a été hospitalisé en psychiatrie à deux reprises, pour des séjours relativement longs. J’ai donc peu de souvenirs de lui. Souffrant de troubles psychotiques, son état s’était fortement dégradé entre les deux séjours, le deuxième était d’ailleurs sous collocation (hospitalisation psychiatrique sous contrainte, NdlR).
Sa famille n’a jamais admis sa maladie et a rejeté sur ma mère la responsabilité de son suicide. Personnellement, je n’ai pour ainsi dire jamais eu de contact avec sa famille. Lors du décès de sa mère – ma grand-mère paternelle, donc – un de ses frères a entrepris de rédiger une sorte d’histoire de la famille. C’est ce texte que mon frère a fortement nuancé et c’est donc ainsi que j’ai appris la violence qu’il connaissait alors qu’il n’était encore que préadolescent.
Depuis que j’ai connaissance de ce secret, je vois mon frère et son parcours différemment. Nous n’en avons plus jamais reparlé, mais je suis probablement plus indulgente vis-à-vis de mon frère.
J’en parlerai un jour avec quelqu’un en qui j’aurai confiance. Ce n’est pas un tabou : c’est juste de l’histoire familiale.
L’analyse du professeur Mauricio Garcia, psychanalyste
Mauricio Garcia, psychanalyste (EBP), professeur de psychologie à l’Université Saint-Louis et professeur invité à l’UCLouvain, est notre expert dans cette chronique. Il analyse les propos de Maria.
”En guise d’introduction, soulignons qu’il s’agit ici d’un témoignage particulièrement réduit. L’exercice de le commenter suppose donc une sorte de commentaires fictionnels. On imagine certains aspects de ce qui est dit entre les lignes… plus encore que dans d’autres témoignages.
L’on comprend que Maria a découvert ce secret lorsqu’elle était adulte, que son frère en a parlé à l’occasion de la sortie du livre du grand-oncle car c’est bien le frère de la grand-mère qui a écrit l’ouvrage si on s’en tient à la grammaire du témoignage. Et c’est ce texte que le frère aîné de Maria a nuancé en racontant, de toute évidence, la violence qu’il a subie de la part de son père.
Maria écrit qu’elle a peu de souvenirs de son père puisque celui-ci a été hospitalisé à deux reprises lorsqu’elle avait 4 ans. Ce père souffrait de psychose, il a été contraint d’être hospitalisé par mandat judiciaire. Et au fond, on suppose que Maria n’était pas au courant de ce qu’il se passait entre son père et son frère aîné puisqu’elle n’était alors âgée que de 4 ans.
En l’occurrence, il s’agit d’une violence incompréhensible que son frère aîné a subie de la part de son père puisque celle-ci s’inscrit dans le cadre d’une psychose. La psychose est un trouble psychiatrique important qui engage une altération du jugement du réel, de la réalité. La personne est prise par des vécus, des symptômes, des hallucinations, des délires qui vont compromettre sa capacité à juger de ce qui est réel ou pas. Le rapport aux autres, à la vie est profondément altéré lorsque les personnes sont prises par ces phénomènes. La psychiatrie essaye d’accompagner ces personnes psychotiques pour qu’elles puissent mieux vivre. Mais j’insiste : la violence n’est pas caractéristique des psychoses. C’est une grosse erreur d’établir un lien causal entre les deux. Les psychotiques ne sont pas plus violents que la population en général, mais il y a parfois comme dans la population des personnes violentes parmi les psychotiques.
Par ailleurs, il y a dans ce témoignage la présence d’une question récurrente : la culpabilisation, le fait de chercher un bouc émissaire par rapport à la question du suicide. Ceci a des conséquences extrêmement pénibles pour les générations qui suivent. Ici, c’est la famille du père, témoigne Maria, qui ne pouvait pas admettre la psychose du père. Survient ensuite le suicide, cela paraît complètement incongru, incompréhensible, cette famille paternelle cherche donc une raison : c’est sans doute sa femme. La culpabilité ressentie par les membres de la famille de celui ou celle qui se suicide est inévitable. Il y a ce sentiment humain de vouloir se débarrasser de ce sentiment rongeur. Maria perçoit que sa mère est devenue le bouc émissaire de la famille paternelle, on a construit un récit de sa mère selon lequel elle serait la coupable de la mort de son père. C’est saisissant. Et, pendant un temps, cela a probablement entamé la relation de Maria à sa mère alors qu’elle en avait besoin au moment où elle perd son père. C’est cela qui est sournois dans cette réalité.
Enfin, Maria déclare voir son frère et son parcours différemment depuis qu’elle a connaissance de ce secret. Elle a grandi avec un frère étrange, qui adopte des comportements particuliers qu’elle ne comprend pas et ce qu’elle apprend bien plus tard va lui permettre de réinterpréter un tas de comportements. Elle dit qu’elle est plus “indulgente” vis-à-vis de son frère, comme si connaître la réalité douloureuse que l’autre a connue permettait cette indulgence. Le terme est ici particulièrement bien choisi.”