"A la mort de mon grand-père, nous avons découvert un secret qu'il avait caché toute sa vie"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, François raconte le secret que son grand-père cacha . Luc Dethier, psychanalyste, s’attarde pour nous sur ce cas et en décrypte le ressort.
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Publié le 27-03-2023 à 10h56 - Mis à jour le 20-04-2023 à 14h31
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Le témoignage de François, 39 ans
(Note préliminaire : les prénoms ont été adaptés)
Puisque mes grands-parents n'habitaient pas la porte d'à côté, lorsque j'étais enfant, je leur rendais visite toutes les 5 à 6 semaines. Ils vivaient dans une maison ouvrière si étriquée que la baignoire se trouvait dans la cuisine dont les fenêtres donnaient sur la rue. Les dimanches, ma grand-mère préparait de délicieuses croquettes dans la cabane de jardin et faisait cuire un steak dans une mare de beurre. Un repas simple, identique à chaque visite, dont nous nous délections et dont je me rappelle avec émotion.
Après le repas, mon grand-père s'isolait pour s'adonner à des parties de solitaire ou pour fumer ses cigarettes à côté de ses canaris. Lorsque j'atteignis l'âge de converser, il commença à me raconter son passé. Lui, le Brusseleir qui était parti s'installer en Wallonie pour gratter le fond des mines, me donnait l'impression d'avoir tout vu, tout vécu. Il avait même connu la Seconde Guerre. A ses côtés, c'était comme si je parcourais un livre d'Histoire fait de mille anecdotes ! Il me décrivit notamment ces fois où il volait le pain des Allemands pour ensuite le leur revendre, riant aux éclats en me détaillant toutes les manigances pour arriver à ses fins. Les souvenirs ne me reviennent que par bribes aujourd'hui. Mes regrets sont grands de ne pas disposer d'enregistrements de ces récits que "bon-papa" racontait à son "chouchoute".
Une autre fois, il me détailla le combat qu'il mena pour essayer que ses fils (mon père et mon oncle) puissent porter son nom. D'après ses dires, ma grand-mère, étant veuve d'un premier mariage, n'avait pas pu se remarier et les enfants de son second amour avaient donc dû porter le nom du défunt. Il m'expliqua la bataille qu'il avait menée auprès de l'administration communale, allant, retournant, insistant, mais faisant face à l'intransigeance du fonctionnaire. J'ai toujours trouvé cette histoire ô combien triste et cruelle. Et je me suis longtemps demandé pourquoi ce fonctionnaire avait été si peu conciliant à son égard.
Est-ce cet épisode blessant qui entraîna chez mon grand-père une telle détestation de la chose publique ? Il se montrait en tous les cas extrêmement critique envers les politiques. "Tous pourris", qu'il disait. Et en période d'élections, il provoquait ses proches en annonçant que soit il n'irait pas voter, soit il donnerait sa voix à l'extrême droite. La température montait régulièrement entre lui et ses fils dans le salon déjà surchauffé par ma frileuse grand-mère.
C'est à la mort de mon grand-père, en faisant le tri dans ses affaires, que mon oncle découvrit une explication probable de sa rancœur à l'égard du "système". Un document datant d'après-guerre, peu reluisant, qu'il avait caché toute sa vie, précisait noir sur blanc qu'il avait perdu ses droits civiques pour collaboration avec l'ennemi durant la guerre. Ce jugement, mon grand-père s'était bien gardé de me le décrire lors des dimanches passés à ses côtés. Mon père et mon oncle ne furent pas davantage mis dans la confidence. Et ma grand-mère, que savait-elle ? Et lui, qu'a-t-il fait au juste pour être condamné si durement ? Est-ce le règne de la débrouille qui l'a poussé à agir de la sorte pour subsister ou était-il réellement acoquiné à l'envahisseur ? Ces questions ne m'empêchent pas de dormir, elles sont même rangées dans un coin de ma tête, mais elles me reviennent à l'esprit de temps à autre. Car ces secrets, cet homme rieur les a emportés avec lui dans sa tombe.
Et aujourd'hui, subsiste en moi ce sentiment partagé et ambivalent entre, d'une part, un grand-père adorable et aimant et, d'autre part, un homme ayant été condamné pour avoir fricoté avec l'ennemi...
L’analyse de Luc Dethier, psychanalyste, membre de l’Ecole belge de psychanalyse
On découvre ici l’histoire d’un collaborateur qui a menti à ses proches et sa famille. Bien que chacune soit unique, il y eut beaucoup de telles histoires durant l’après-guerre, et on peut dans ce cas souligner plusieurs éléments.
D’abord, et même si cela n’est pas écrit, on peut émettre l’hypothèse que ce grand-père a quitté Bruxelles et s’est peut-être cantonné (comme d’autres que lui dans son cas) à des travaux subalternes - apparemment même la mine ! - qui ne l’obligeaient pas à expliciter son passé ni à produire un certificat de bonne vie et mœurs comme c’est le cas dans des emplois de la fonction publique. Ceci a sans doute fait partie d’un ensemble de mécanismes de survie qui lui ont permis de sauver son honneur alors qu’il était marqué par la honte.
Par ailleurs, au vu de l’explication factice qu’il donna à ses enfants pour justifier pourquoi ils ne purent porter son nom, je me dis que son épouse ne pouvait être dupe, qu’elle connaissait son passé et qu’elle s’est faite complice de son mensonge. Je suis également étonné par les grosses ficelles utilisées pour expliquer à ses descendants le pourquoi de leur nom de famille. Comment ont-ils pu échapper aux doutes ? En réalité, cela arrive souvent dans nos familles : nous sommes prêts à avaler des couleuvres, notre inconscient nous invite à croire à des histoires pour ne pas avoir à soulever un passé qui remettrait en cause le récit sur lequel nous nous sommes construits.
Enfin, je comprends l’état d’esprit du jeune homme qui témoigne, ainsi que son "sentiment partagé" vis-à-vis de son grand-père. Nous-mêmes ne pouvons d’ailleurs poser aucun jugement moral sur cette personne qui, comme tout le monde, était ambivalente. Rien ne dit qu’il soit un simple salaud. Sans doute était-il rongé par les remords, mais ne parvenait-il pas à les exprimer. Sans doute aussi les histoires qu’il racontait à son petit-fils témoignaient-elles de son désir que l’on soit fier de lui, alors que lui-même ne l’était pas.
Pour conclure, et sans relativiser les actes répréhensibles, je pense donc que le petit-fils a de bonnes raisons d’aimer son grand-père. Finalement, il se retrouve confronté à un cheminement universel : il est passé de l’idéalisation d’une personne, à la désillusion. Il lui faut donc non pas gommer ce qui a été, mais se réconcilier avec le passé familial pour en faire quelque chose de fécond ; admettre les failles d’un proche, les intégrer sans l’y réduire. C’est en agissant de la sorte que les blessures et les secrets de famille ne deviennent pas des fantômes qui nous hantent. Nous devons vivre avec le passé, même douloureux. Si on fait tout pour le cacher, le reléguer hors de nos vies, alors nous passons notre temps à veiller qu’il ne surgisse pas et paradoxalement il prend une place prépondérante dans nos existences.
La question qui se pose à ce petit-fils n’est donc pas tant celle du pardon (qui se situe dans un axe vertical du haut vers le bas, dirais-je) que celle de la réconciliation (qui se situe, elle, dans un axe horizontal de mutualité). C’est d’ailleurs en termes de réconciliation que se sont réinstallées des relations durables après-guerre entre l’Allemagne et les Alliés, ou qu’en Afrique du Sud, pour penser l’après-apartheid, s’est créée une commission Vérité et Réconciliation…