"La parution d'un livre a fait resurgir un traumatisme de mon enfance. J’ai alors plongé dans une profonde dépression"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, pour poursuivre notre série, Guillaume explique comment le cours de sa vie a été profondément perturbé par l’abus sexuel dont il a été la victime alors qu’il était écolier. Luc Dethier, psychanalyste, s’attarde pour nous sur ce cas et nous éclaire sur les multiples mécanismes de protection mis en œuvre par Guillaume.
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Publié le 10-04-2023 à 12h08
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Le témoignage de Guillaume
Un visage, comme si cela était hier. “Encore aujourd’hui, je le reconnaîtrais entre mille”. Guillaume (prénom d’emprunt) avait 10 ans à l’époque. Il en a 65 aujourd’hui et le souvenir leste encore sa mémoire d’un poids toxique qui, un demi-siècle plus tard, continue de le submerger de temps à autre d’une peine incontrôlable : "Il est là au-dessus de moi, je le vois 'passer à l’acte', et moi, je suis ailleurs, comme si je nous voyais en spectateur, d’en haut”.
L’évocation de cette période reste une épreuve. “Il y a quelque chose chez moi qui refuse que je m’en souvienne”. Comme pour lutter contre cette mémoire qui résiste, Guillaume a couché, sur une grande feuille qu’il déroule, une vaste ligne du temps, “pour tenter de comprendre”.
Nous sommes en 1967. Guillaume est en sixième primaire. Un de ses instituteurs, la trentaine, l’a pris sous son aile. Avec lui, il se montre prévenant, singulièrement aimable. Guillaume apprécie cette attention, lui qui, à la maison, n’est entouré que de sa mère et de ses sœurs. Il est en confiance. En aucun cas, il ne se méfie. Un jour, à l’occasion d’un devoir manqué, l’homme lui propose de venir à son domicile pour une leçon particulière. Guillaume s’y rend, fier encore une fois d’être l’objet d’une telle obligeance. C’est là que l’instituteur commencera à commettre l’irréparable. “Le sexe, je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être. On ne m’en avait jamais parlé. Je ne savais même pas que ça existait”, explique Guillaume. Les faits dureront six mois, dans son salon, “alors que sa femme était dans une pièce voisine”, se rappelle-t-il. Sa voix chancelle, envahie par l’émotion. “Je sentais bien que ce n’était pas normal, que c’était malsain, mais je ne comprenais rien de ce qui m’arrivait. Je n’avais personne à qui en parler. Dans ma famille bien-pensante, catholique, à table, on n’exprimait pas ses sentiments, on taisait ses problèmes et, bien entendu, il n’était absolument pas pensable d’évoquer des questions de sexe”.
“J’ai bien tenté de m’en ouvrir à ma mère, quelques années plus tard. Mais elle n’a pas voulu entendre et a de suite minimisé, esquivé, voire nié en me rappelant qu’il y a dans le monde une quantité de gens infiniment plus malheureux que moi, qu’il aurait été donc de bien mauvais aloi de se plaindre. Il fallait garder cela pour moi”.
Pendant des décennies, Guillaume a oublié, voire même, comme il le dit lui-même, “oublié que j’ai oublié”. Même si par la suite, se rappelle-t-il, il sentait qu’un trouble, indéfinissable, persistait. “Ma relation avec les hommes est restée ambiguë. Une accolade, une embrassade entre amis, cela a toujours provoqué chez moi une forme de répulsion. C’est irrépressible, le contact physique avec les hommes, aussi anodin soit-il, m’inspire malgré moi une forme de dégoût. Et puis il y a cette éreintante (hyper) vigilance, ce besoin d’être perpétuellement aux aguets.”
“Une porte, une porte éternellement fermée, une porte interdite ! Pour Guillaume, il y eut aussi une absence quasi-totale de son père, malade, “confiné dans sa chambre de la grande maison familiale.” Cette absence a évidemment eu comme conséquence que Guillaume n’a pu trouver une “oreille” masculine de soutien lorsqu’il en a eu besoin. “Pas de père, pas de frère, je n’ai été entouré que de figures féminines”, observe-t-il “et j’en ai gardé un manque, ce qui est aussi une sorte de traumatisme”.
Pendant 40 ans, ces deux traumatismes, “qui se conjuguent” resteront enfouis, quelque part dans le cerveau de Guillaume sans qu’il n’en éprouve de peine véritablement consciente. Il mènera une belle carrière d’ingénieur, en Belgique et à l’étranger, entouré d’une épouse et de ses enfants.
Mais une fois atteint la cinquantaine, c’est le basculement. La parution du livre “Père manquant, fils manqué” du psychologue québécois Guy Corneau interpelle Guillaume. Le rappel de l’un, réveillant l’autre, Guillaume se voit soudain régulièrement submergé par ce qu’il appelle des “tsunamis émotionnels”. “Je (re) prenais pleinement conscience du traumatisme que je n’avais pas pu ou voulu voir précédemment. J’ai alors plongé dans une profonde dépression, nourrie par de la culpabilité et de la honte, alors que je sais très bien que je ne suis coupable de rien. Cette dépression, je l’ai soignée par moi-même en automédication avec l’antidépresseur le plus courant et le plus facilement accessible : l’alcool, que j’ai consommé de manière totalement exagérée et dont la consommation est évidemment devenue excessive et problématique”.
“À cette période, se souvient encore Guillaume, j’ai très logiquement eu beaucoup de conséquences négatives sur ma vie professionnelle, familiale et financière, sans même parler des méfaits sur ma santé. L’alcoolisme, tout comme la dépression, c’est aussi une honte ; un “secret de famille”, en quelque sorte. Mais c’est là, au fond du trou, que j’ai pris conscience que je devais me reprendre en main, ce que j’ai fait de manière énergique et efficace. J’ai tenté de comprendre, en consultant quantité de professionnels, étudié la psycho traumatologie, en lisant énormément, en suivant même des formations pendant des années”.
"Malheureusement il reste de cette époque des cicatrices qui ne peuvent s’effacer et… les regrets qui vont avec. Il me reste aussi des périodes d’insomnie totale ou pendant des trop nombreuses heures, beaucoup de ces choses se repassent en boucle. J’en éprouve beaucoup de tristesse. Cependant les regrets ne concernent pas les abus que je n’ai fait que subir, mais certaines de mes “réactions” lorsque j’ai repris conscience de ces abus et la chute aux enfers qui s’en est suivie. Mais avais-je vraiment le choix de réagir autrement ? J’ai fait à ce moment-là du mieux que j’ai pu avec les ressources qui m’étaient disponibles et le niveau de compréhension qui était le mien à l’époque. Cela permet de mieux comprendre les aspects pernicieux et “inavouables” des suites d’un abus subi à un très jeune âge… ” conclut Guillaume.
L’analyse de Luc Dethier, psychanalyste, membre de l’École belge de psychanalyse
Je trouve le récit de Guillaume extrêmement riche quant aux questions qu’il pose. Il est particulièrement illustratif des mécanismes de protection qui sont mis en œuvre par les personnes qui ont été, comme lui, victimes d’abus sexuels. Son témoignage permet d’en souligner trois types.
Tout d’abord, celui qui est mis en œuvre au moment même des faits, de l’abus lui-même : la fuite de soi. C’est une réaction typique dans de telles circonstances. Guillaume le dit : “Je suis ailleurs… ”. Cette réaction, qui est une forme d’évaporation de soi-même, est censée être salvatrice mais elle anticipe dans le même temps une forme de dépersonnalisation, de délocalisation de soi. On observe souvent cela chez les femmes qui sont victimes de viol.
La deuxième protection que je remarque chez Guillaume est le refoulement. C’est ce qu’il nomme lui-même l’“ oubli de l’oubli”. Il s’agit ici d’un processus inconscient qui peut durer des décennies, comme dans son cas. Mais en fait ce refoulement n’a pas réussi, et son échec apparaît chez Guillaume à la lecture du livre de Guy Corneau, qui le ramène aux choses qu’il avait enfouies. Le refoulement est en fait une stratégie de survie à double face. En vérité, c’est qu’une béquille qui permet de rester stable mais qui, dans le même temps, empêche de marcher convenablement. Le refoulement, permet de continuer à vivre malgré tout dans un certain confort, mais au détriment de la vérité, je dirais même du réel.
Si ce refoulement n’a été que temporaire pour Guillaume, cela montre son désir de vérité. À un moment donc la solution du refoulement s’est révélée caduque. Elle ne tenait plus. En quelque sorte, il s’est fait rattraper par son passé malgré ses tentatives de stabilisation
Enfin, le troisième mécanisme de défense est le regret, la culpabilité. Le fait qu’une victime se sente coupable d’une agression peut paraître totalement irraisonnable, mais cela peut s’avérer nécessaire, temporairement. L’exploration des ressorts de cette culpabilité peut être considérée comme un ferment qui nous empêche de sombrer dans un état de pure victime, où l’on ressasse sans cesse les malheurs de sa vie. C’est par exemple typique chez les enfants dont les parents se sont séparés et qui estiment que c’est leur faute, qu’ils auraient pu peut-être l’éviter. Ce mécanisme permet à une victime de penser qu’elle a un pouvoir sur ce qu’il lui arrive. Alors qu’en vérité, ils ne sont en rien responsables. Ces regrets, ce sentiment de culpabilité sont nécessaires à un moment donné dans un processus de guérison.
Ce récit est aussi riche dans d’autres aspects.
On voit ici combien les faits peuvent être encore plus dramatiques lorsque l’abuseur est une personne de confiance, ici un instituteur dont Guillaume attendait la reconnaissance. On voit également combien il est resté seul. Ni son père ni sa mère n’ont pu l’entendre ni le confirmer dans son appréhension du réel. Cette solitude est aussi un élément traumatisant en lui-même. Dans de telles circonstances, la victime perd confiance en sa propre parole, ses sentiments, ainsi que dans la représentation qu’il a de lui-même.
Guillaume exprime aussi la honte qu’il ressent. Celle-ci est à mettre en lien avec son incapacité à avoir pu réagir comme il le fallait. Mais, comme cela a été très bien développé par le psychanalyste hongrois Ferenczi, Guillaume prend également sur lui la honte que n’a pas eue son agresseur. Et il la retourne en quelque sorte sur lui. C’est typique dans ce genre de situation. Comme l’abuseur n’exprime aucune honte, c’est l’abuseur qui la prend à son compte – on connaît tous ce genre de situations où on a honte pour quelqu’un (“ il n’a pas honte ? ”).
Enfin, il y a l’alcoolisme dans lequel Guillaume dit avoir sombré. Cet alcoolisme est à mettre en corrélation avec ce que j’ai appelé son “évaporation” lors des abus. J’y vois une tentative de tout reprendre à zéro, de se replonger corps et âme dans des états d’errance, et de là, reprendre un autre chemin pour s’en sortir. Comme toujours les symptômes sont des tentatives de guérison, qui sont momentanées mais qui ont toute leur importance. Je pense qu’il s’agissait d’une étape nécessaire à la réhabilitation de Guillaume et ce, en dépit des cicatrices qui lui restent.
On peut en tout cas voir, dans le foisonnement de son récit, combien parler et se dire sont des processus essentiels pour chaque être humain.
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