Il faut sauver le shabbat
La terre s’épuise et les hommes perdent le fil. Il faut d’urgence sauver le shabbat, souligne le romancier Jean Rouaud dans son dernier ouvrage.
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Publié le 16-04-2023 à 14h00
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Et au soir du sixième jour, Dieu vit que cela était bon… Sur quoi, “il écrasa d’un poing son réveil”, tira sa couette par-dessus tête et plongea dans le sommeil du juste. Et on ferait bien d’en faire autant !
Dans un petit texte vigoureux et instruit, intitulé Shabbat ma terre et publié par Gallimard, tel est l’appel du romancier Jean Rouaud (1). Car oui, elle est admirable la sagesse de Dieu, et il est bon de l’imaginer “se passant la manche sur le front” en “déclarant que ça suffisait bien” ; que la terre pouvait maintenant “respirer, s’étaler, prendre ses aises” tout au long du septième jour, “un jour de pure détente comme on n’en connaîtrait plus, oisif, contemplatif, empli des seuls bruits de la nature, d’un souffle de vent [et] du bavardage des oiseaux. ”
Car la terre – d’abord elle – en a cruellement besoin, argumente Jean Rouaud. L’exploiter jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à en tirer, ruiner ses sols, fouailler ses entrailles, bâillonner ses paysages à force de bitumes, exploiter ses hommes, voler “la jeunesse des femmes bengalies qui assemblent dans des conditions concentrationnaires les pièces de nos vanités”, telle est notre passion dévorante depuis le Néolithique. “À cause de quoi notre planète, pillée, étrillée, vidée, crie grâce. Stop, les humains. ” “J’ai besoin de repos pour me régénérer”, “Je suis à bout”, hurle-t-elle sous la plume de Jean Rouaud. “Car si je vous nourris, qui me nourrit ? Moi et moi seule. J’ai cette faculté de me retaper, de me recomposer avec les éléments de ma cuisine interne et l’aide d’une armée de lombrics et de bactéries qui brassent le tout, mais si vous prélevez pour vos cultures ces mécanismes de reproduction, fruit d’une alchimie sophistiquée, alors je m’étiole, je meurs et je n’ai plus rien à vous offrir. ”
Que ton âne se repose
La terre n’est cependant pas la seule qui trime, trinque et s’épuise : les Hommes à leur tour ne suivent plus le “rythme infernal du cirque consumériste”, souligne l’écrivain français. Et c’est alors que la sagesse des saisons et de leur alternance, les vertus du shabbat éclairent la nécessité du dimanche – du moins d’un jour commun – où tous puissent se retrouver, contempler, respirer, “prendre plaisir à des riens, se dévouer pour les autres”.
En Belgique, 19,2 % des salariés et 38 % des indépendants travaillent le dimanche, notait l’office belge de statistique Statbel en avril dernier. Depuis 2018, l’ouverture des magasins dans les lieux touristiques est également largement libéralisée. Certes, le gouvernement dit veiller aux droits des travailleurs en offrant des jours de récupération. Mais ne dites pas ça à Jean Rouaud : le jour de repos doit être commun, transcender les classes sociales – quoi qu’en dise la “raison” économique “qui n’est jamais celle des humbles et de l’esprit”.
Dans son encyclique Laudato Si, le pape François s’appuyait à son tour sur la nécessité du shabbat commun. “L’être humain tend à réduire le repos contemplatif au domaine de l’improductif ou de l’inutile, en oubliant qu’ainsi il retire à l’œuvre qu’il réalise le plus important : son sens”. Nous devons intégrer dans notre agir “une dimension réceptive et gratuite, qui est différente d’une simple inactivité”, appelait-il. Ainsi, notre action sera préservée “non seulement de l’activisme vide, mais aussi de la passion vorace et de l’isolement de la conscience qui amène à poursuivre uniquement le bénéfice personnel. ” Le livre biblique de l’Exode rappelait déjà que “le repos hebdomadaire imposait de chômer le septième jour ‘afin que se reposent ton bœuf et ton âne et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger’”. Le repos est “un élargissement du regard” qui “répand sa lumière sur la semaine entière”, permet de “reconnaître les droits des autres”, et “d’intérioriser la protection de la nature et des pauvres”, concluait François.
Alors je n’appelle pas les Hommes à un nouveau confinement, conclut la Terre chez Jean Rouaud. Laissez simplement la voiture et les voyages. “Les rues libérées, les enfants y joueront au ballon, vous y installerez des tables pour déjeuner en commun, un écran pour visionner Le Cirque de Charlie Chaplin, et j’entends déjà vos rires interâges confondus montant entre les immeubles, tandis que les escaliers s’emplissent de voisins attirés par ce vacarme joyeux. ”
(1) Jean Rouaud a obtenu le prix Goncourt pour son roman Les champs d’honneur. Dans Shabbat, ma terre (Tracts Gallimard, 2023) il livre trois propositions – dont le temps nécessaire au repos – pour repousser le jour du désastre écologique.
