"Ma mère était bipolaire, mais sa famille et mon père ont refusé qu’elle soit soignée"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de “La Libre” nous ont confié leur plus grand secret familial. Aujourd’hui, Véronique 54 ans, raconte comment elle a découvert que sa mère était gravement malade. Une maladie qui avait mené sa mère au suicide. Le professeur Mauricio Garcia, psychanalyste, s’est penché avec nous sur ce récit.
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Publié le 24-04-2023 à 12h32
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Notre maman souffrait de maladie mentale, probablement de bipolarité. Mais c’est après la mort de ma mère que je l’ai découvert. Quand elle s’est suicidée, j’avais 30 ans. Son suicide a été un traumatisme. J’ai dû faire un travail avec une psy. À ce moment aussi, j’ai interrogé mes tantes qui ont pris le temps de m’expliquer que ma maman avait fait des décompensations déjà jeune, et avant d’avoir des enfants.
En fait, elle était bipolaire, mais sa famille comme son mari, mon père, ont refusé de faire en sorte qu’elle soit soignée et accompagnée.
Si vous me demandez quel impact cela a eu sur moi, je vous dirai que j’ai compris que mes frères et moi, avions été utilisés. Nous avons d’abord été utilisés comme “traitement”. Mon père m’a dit qu’il avait refusé l’internement de notre maman quand elle était en crise, car si elle entrait en psychiatrie, elle n’en sortirait jamais… À l’époque, je dois vous préciser que nous étions cinq enfants, entre 9 ans et 9 mois. Mais, pire encore, nous avions été utilisés comme excuse : les adultes expliquaient l’état de notre maman par le fait d’avoir la lourde charge de cinq enfants…
"Mon père m’a dit qu’il avait refusé l’internement de notre maman quand elle était en crise, car si elle entrait en psychiatrie, elle n’en sortirait jamais…"
Il y eu un avant et un après la découverte de ce secret. Mais le travail que j’ai fait avec un psy m’a permis de quitter le père mes enfants et, surtout, d’affronter mon propre père. Ensuite, dans mes relations familiales, j’ai arrêté d’être la “maman” de substitution de mes frères.
Concernant ce secret, j’en ai déjà parlé à d’autres personnes, certes, mais je n’en parle que dans un cadre très limité…
À ce sujet, je voudrais ajouter autre chose : la maladie mentale est encore un tabou qui fait beaucoup de dégâts dans les familles. Dans les milieux peu favorisés, c’est la déglingue rapide, et on met ça sur le compte de la précarité. Et dans les milieux favorisés, on trouve toutes les excuses possibles, quitte à culpabiliser des enfants pour leur vie entière…
L’analyse du professeur Mauricio Garcia, psychanalyste
Mauricio Garcia, psychanalyste (EBP), professeur de psychologie à l’Université Saint-Louis et professeur invité à l’UCLouvain, est notre expert dans cette chronique. Il analyse les propos de Véronique.
”C’est un récit organisé autour d’un tabou familial qui ne peut pas reconnaître la maladie et la souffrance. C’est une histoire où on n’agit pas. Car on ne fait rien pour que cette femme, cette mère, puisse recevoir l’aide dont elle a besoin. Enfin, les enfants sont pris à partie dans ces choix. C’est de là que parle Véronique. Elle nous dit que les “enfants ont été utilisés”. D’une part, on ne peut pas hospitaliser la mère : elle doit prendre soin de ses cinq enfants. (On suggère que ça lui fait du bien de s’en occuper). D’autre part, on explique la maladie par la lourde charge qui est la sienne.
Véronique nous dit aussi que, très certainement, son père était dans le sillage du père de sa mère. “Au fond. Mon père, son mari, sa famille ont refusé de soigner et accompagner”. La famille de cette femme malade avait eu la même difficulté à accepter. On pense à une génération, pour qui ce stigmate social d’avoir quelqu’un qui va chez le psychiatre devient un signe que c’est “une famille de fous”. Ce qui fait naître beaucoup de refus et d’accommodations pour éviter tout cela.
Et même si les enfants sont témoins de la souffrance de leur mère, rien ne prépare Véronique – mais ça, c’est le cas pour tout être humain – au suicide de sa mère. Un suicide qui prend une tournure traumatique, c’est d’ailleurs le mot qu’emploie Véronique.
Dans quel récit grandir ?
Elle avait 30 ans au moment du suicide de sa mère. Et, malgré tout ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a vu aussi, c’est après cela seulement qu’on lui explique que sa maman avait fait des décompensations, déjà, dans sa jeunesse. Notez qu’à 30 ans, Véronique n’avait pas encore un récit clair de ce qui était arrivé à sa mère. On est face à un déni familial extrêmement puissant. Véronique ne s’est probablement pas posée de questions avant le drame – “Pourquoi Maman est si mal ? ” – , puisque cela n’avait pas lieu d’être.
On peut souligner également que, dans ces récits de déni, de nombreuses choses sont tues. Que deviendrait la mère quand les enfants quitteraient la maison, puisqu’ils faisaient office de remède ? Les psychanalystes ont établi que les enfants, sont, au sein de leur famille, placés dans un fantasme familial. On met au monde un être dont on pourrait se dire qu’on va l’aimer, et essayer de l’armer le mieux possible dans la vie, mais ce n’est pas forcément ce qui arrive… Parfois le fantasme dans lequel on place l’enfant est plus “singulier” : “Tu es le cauchemar qui est venu casser mes projets professionnels”. “Tu es celle ou celui qui a permis que moi et ton père on reste ensemble”, etc. Les parents nous assignent une place. Et cette affaire a des conséquences pour tout être humain.
Peut-on sortir, à l’âge adulte, du fantasme dans lequel on a été positionné dans son histoire familiale ? Bien entendu. Beaucoup de personnes parviennent à s’affranchir de cette place fantasmatique. Mais, parfois, pour certaines personnes, cela n’a pas lieu.
Après le suicide, Véronique, elle, a interrogé sa famille. Et a appris qu’elle ne pouvait pas être la cause de la maladie maternelle. Mais il faut imaginer qu’on vous a insinué pendant toute votre enfance et adolescence que vous étiez la cause des malaises de Maman. Et que cette maman se suicide, …. Très compliqué ! Dans le récit qu’elle nous livre, on comprend que, pour Véronique, chercher à comprendre, et interroger a été libérateur.
Quid du déni du père ?
Parlons, enfin, du déni du père, dans cette histoire. Le déni peut être “gros comme une maison”, à la différence du refoulement. (Le refoulement est inconscient alors que l’objet du déni est là, on s’arrange pour continuer à vivre avec, pour exister comme si on ne savait pas ce qu’on sait. À chaque fois qu’un être humain entre dans le déni, c’est, pour lui, une manière de survivre à une angoisse ou à une [possible] catastrophe imaginaire.
Ce père a donc probablement estimé que si on savait que sa femme était bipolaire, ils allaient être taxés de famille des fous et subir des conséquences sociales. Il valait mieux sacrifier une personne plutôt que la totalité de la famille… Ce genre d’angoisse a pu planer dans les familles à une époque. Aujourd’hui, heureusement, il y a un peu moins de honte.
"Il valait mieux sacrifier une personne plutôt que la totalité de la famille…"
Notez, en conclusion de cette histoire, que les enfants, même si on ne peut pas tout leur dire, peuvent comprendre des choses sur la maladie ou la complexité de la vie quand on leur explique et on leur parle honnêtement. Le stigmate, par contre, c’est considérer que ce qui arrive à quelqu’un est une tare, une déviation de la nature humaine. Alors que lorsqu’on parle, on humanise…”.
