"À la mort de ma mère, je découvre son passé trouble pendant la guerre et qu’elle avait abandonné plusieurs de ses enfants"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, pour poursuivre notre série, Claudine explique comment, au bout d’intenses recherches, elle a découvert le passé de sa mère qui avait été “enfermé dans le tiroir de l’oubli fermé avec une clé qui a été jetée”. Luc Dethier, psychanalyste, s’attarde pour nous sur ce cas et nous éclaire sur les ressorts de cette histoire hors du commun.
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- Publié le 05-06-2023 à 12h00
- Mis à jour le 05-06-2023 à 14h42
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Le témoignage de Claudine
S’il m’est facile de raconter l’histoire qui suit, la mettre par écrit m’a été bien plus difficile. Je vais tenter de la résumer – car les mots ne font que réunir entre eux des bribes de souvenirs qui ne m’appartiennent souvent pas mais qui ont émergé pendant les deux années qui ont séparé les décès de mes parents. Jusqu’à la mort de notre père, ma sœur Christiane et moi-même étions les seules enfants de leur couple ; apprendre à la lecture du carnet de mariage de nos parents que notre mère avait été deux fois veuve avant de l’épouser a complètement bouleversé cette situation, le notaire nous ayant en outre avertis qu’au décès de notre mère, il faudrait tenir compte de l’existence possible d’autres héritiers. De fait, trois autres enfants sont nés avant nous.
Il m’est revenu alors que ma grand-mère (paternelle ; je n’ai jamais connu ma grand-mère maternelle, décédée alors que ma mère n’avait pas encore onze ans) m’avait raconté que ma mère avait déjà une enfant lorsqu’elle a fait la connaissance de mon père et que si ce dernier était disposé à adopter cette enfant, ma mère avait fait le choix de la “donner à une amie”. La découverte des lettres écrites jadis par mon père à ma mère au début de leur relation a corroboré cette information : de fait, ma mère avait une petite fille prénommée M. qui portait le nom du dernier époux de ma mère et mon père était prêt à lui donner son nom.
C’est alors que j’ai commencé mes recherches auprès de plusieurs institutions. La lecture des registres de la population aux Archives de la Ville de Bruxelles ainsi que des requêtes adressées à plusieurs administrations communales m’ont permis de suivre en remontant le temps les diverses adresses de ma mère dans plusieurs communes bruxelloises ainsi que de préciser les dates de ses mariages, de ses veuvages, celles de la naissance de ses enfants, celles auxquelles elle fut déchue de ses droits parentaux et auxquelles ses enfants furent donnés en adoption.
J’ai ainsi couvert une période remontant jusqu’en 1946, lorsqu’elle s’établit à Bruxelles ; ces registres m’ont aussi permis de retrouver la date de naissance de M. en 1950 et de découvrir l’existence d’un frère, R., né en 1947. Tous deux, aujourd’hui décédés, furent donnés en adoption. Tous deux eurent une existence triste et malheureuse : R. fut adopté par une famille d’arboriculteurs en province de Liège où il aurait dû prendre soin d’une demi-sœur handicapée. M. rejoignit une famille dans la ville natale de ma mère (Grammont) mais n’accepta jamais sa situation d’adoptée, elle rechercha sa mère biologique mais jamais ne put la retrouver, persuadée de l’avoir parfois vue à Grammont (alors que cette mère n’a jamais plus visité cette ville) et sombrant dans une vie chaotique comme nous l’a raconté une de ses filles que nous avons rencontrée peu après le décès de notre mère : elle avait de fait exprimé le désir d’entrer en contact avec nous et nous nous sommes rendues à Grammont où nous avons aussi pu rencontrer notre sœur qui a, d’une certaine façon, reproduit l’histoire de sa mère en laissant le soin d’éduquer et de prendre soin de ses enfants à sa propre mère (adoptive). L’impression que notre sœur nous a donnée est celle d’une femme qui souffrait et était encore terriblement en colère contre cette mère qui l’avait abandonnée et à laquelle elle ressemblait physiquement si fort, mais je pense qu’il était important pour sa fille, notre nièce, de pouvoir se rattacher à une filiation (elle est ainsi couturière comme son grand-père Guillaume A. était tailleur).
Connaissant aussi les noms de ses deux premiers époux (mentionnés dans le carnet de mariage de mes parents), j’ai élargi mes recherches en leur direction, ce qui m’apporta quelques nouvelles surprises. Elle épousa Raoul B. en 1942 et se retrouva veuve en août 1944 ; son époux, rexiste, fut tué à Lahamaide (Ellezelles) par des résistants. Son corps fut exhumé “en présence des agents de la Sûreté de l’État” en août 1946 (au lieu-dit Jean-Nature, nid de résistance pendant la guerre) (information fournie par le service archives de Ellezelles). Alors enceinte, ma mère fuit Lessines et la Belgique en septembre 1944 pour se “réfugier” en Basse Saxe, à Aerzen où elle accoucha en janvier 1945 d’un enfant prénommé Raoul qui décéda en mai de la même année. À la fin de la guerre, elle est rapatriée et incarcérée à la prison de Tournai où elle est déchue en janvier 1946 par le Conseil de guerre de Tournai de ses droits civiques en application de l’article 123 sexies du Code pénal modifié par l’arrêté loi du 19 septembre 1945 (“ épuration civique”) avant d’être mise en résidence forcée à Anderlecht. Son rapport avec l’Allemagne est resté ambivalent car alors même qu’elle s’y était pratiquement réfugiée, son père avait été déporté comme travailleur obligatoire en Saxe (et avait déjà été prisonnier de guerre en 1914-18) ; le fait que j’ai épousé un Allemand et ai fait le choix de venir vivre en Allemagne n’a pas été accueilli avec joie !
Un second fils, R. naît en décembre 1947 : fort curieusement, il reçut les nom et prénom de l’époux décédé trois ans plus tôt ou de l’enfant né et mort en 1945. En décembre 1950, ce second enfant perd par arrêté de justice cette première identification, est indiqué comme “enfant naturel” et porte le nom de famille de ma mère. Aucune explication “logique” à ce développement, si ce n’est le désir de voir son premier époux ou son premier enfant revivre ou de refuser leur mort. Cette histoire a alourdi l’âme de R. : comme sa veuve me l’a raconté, il ne s’est jamais remis d’avoir été rejeté deux fois, perdant le nom de celui qu’il croyait être son père et finalement mis en adoption par sa mère.
Quand j’ai découvert ce frère grâce aux Archives, j’ai su qu’il avait vraiment existé car tout au long de ma vie, j’ai ressenti la nostalgie du “grand frère” que je pensais n’avoir jamais existé. Il a été pendant une grande partie de ma jeunesse comme une ombre vivant tout auprès de moi ; quelque part, je ne voulais pas être “l’aînée” mais avoir un frère qui me protégerait. Décédé peu avant la mort de mon père et donc avant que mes recherches sur l’histoire de ma mère ne commencent, je n’ai malheureusement jamais pu le rencontrer, mais la découverte et la réalité de son existence m’ont profondément bouleversée.
Enceinte, elle épouse en octobre 1949 Guillaume A., alors couché à l’hôpital civil d’Ixelles et dans l’impossibilité de se mouvoir ; Guillaume A. décède en février 1950 et sa fille M. naît en mars. En janvier 1951, elle est déchue de sa puissance paternelle pour ses deux enfants R. et M. qui seront adoptés dans les années suivantes sans s’être jamais connus.
Ayant découvert ce passé tumultueux et douloureux, mais aussi choquant, j’ai tenté d’éveiller ses souvenirs vers la fin de sa vie et des bribes sont remontées à la surface comme de me raconter que Guillaume A. avait été renversé par une automobile : cela m’a permis de comprendre pourquoi leur mariage avait eu lieu à l’hôpital et de voir le tragique de leur histoire : il décède quelques semaines avant la naissance de leur fille M. et cette histoire reproduit le drame de son premier mariage quand Raoul B. mourut alors qu’elle était enceinte, un pan de son histoire qu’elle avait en revanche totalement oblitéré.
Notre mère était une femme dure avec ses deux filles, ma sœur et moi-même, et a posteriori, je me dis que si par quelque malheur, notre père nous avait quittées avant l’heure, elle nous aurait aussi abandonnées. Nous n’avons pas subi de violence physique mais elle a pu faire preuve de cruauté mentale et manipuler nos émotions. J’ai souvent eu l’impression qu’elle me jalousait – tout en m’admirant aussi – pour ce que je suis devenue : un parcours en fait tout normal depuis le lycée, l’Université jusqu’à enseigner à l’Université et mener une carrière de chercheuse et une vie familiale “classique” avec époux et enfants ; elle a aussi eu ce sentiment à l’égard de ma sœur et, dans les deux cas, elle s’en est prise à nos époux, non pas directement mais en les critiquant et les noircissant en s’adressant à nous deux.
Notre père est resté le grand absent de cette dramatique car quoi qu’il pût se passer, il n’intervint jamais dans ses scènes douloureuses pour ma sœur et moi-même et s’il se manifestait, c’était pour soutenir son épouse. Il se protégeait probablement mais en même temps, son retrait signifiait aussi un certain apaisement pour nous tous.
Pour ma sœur comme pour moi, d’avoir retracé le parcours de notre mère avant ma naissance nous a permis de comprendre son comportement souvent si sombre et négatif à notre égard. Je pense qu’elle portait encore le deuil de ses deux premiers époux, tous deux décédés alors qu’elle était enceinte de leurs enfants respectifs et qu’elle était rongée par la culpabilité d’avoir rejeté deux des enfants qui nous ont précédées. Tout ce passé a été enfermé dans le tiroir de l’oubli fermé avec une clef qui a été jetée.
J’ai mentionné plus haut le fait que notre mère avait abandonné/rejeté deux de ses enfants, mais je pense qu’elle-même reproduisit une situation qui avait eu lieu à la génération précédente : j’ai élargi mes recherches la concernant aux documents relatifs à son père, mon grand-père. Comme brièvement mentionné plus haut, il avait été prisonnier en 1914-18 (en fait, tout son bataillon a été arrêté) et était travailleur obligatoire auprès de la Reichsbahn (chemins de fer) en 1944-45, lui-même étant conducteur de locomotive. Dans les formulaires qu’il dû remplir pour obtenir une pension, il mentionne outre ma mère et son frère cadet, deux autres enfants de son épouse, nés en 1915 et 1916 et portant le nom de famille Imbo qui est aussi celui d’un soldat originaire de Grammont déporté et mort en février 1917 avant d’être enterré dans le cimetière militaire de Labry en Meurthe-et-Moselle ; je suppose qu’il fut le premier époux de ma grand-mère. Mais jamais, il ne fut fait mention de ces demi-frère et sœur par ma mère et je ne sais même pas si celle-ci (née en 1922) en eut un quelconque souvenir, voire même les ait jamais connus.
L’analyse de Luc Dethier, psychanalyste, membre de l’École belge de psychanalyse
Ce qui frappe d’emblée dans le témoignage de Claudine, c’est l’extrême complexité de sa généalogie, à laquelle elle consacre d’ailleurs la plus grande partie de son récit. Je dirais même qu’il y a de quoi s’y perdre. Il est éminemment ardu de s’y retrouver. Je me suis dit que cela avait dû être pareil pour elle.
Quand elle énonce que “s’il m’est facile de raconter l’histoire qui suit, le mettre par écrit m’a été bien plus difficile”, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Et lorsqu’elle dit qu’il s’agit “de bribes de souvenirs qui ne m’appartiennent souvent pas”, cela donne l’impression que c’est à travers l’exposé des aléas de son histoire qu’elle tente de mettre de l’ordre dans le chaos des non-dits qui ont tramé son existence à son insu.
Par exemple, Claudine nous explique qu’elle s’est mariée à un Allemand et qu’elle réside en Allemagne. Et c’est là que l’on constate toute une série de répétitions dans ce récit. Aller en Allemagne, c’est répéter le geste de sa mère qui est partie se réfugier enceinte en Basse-Saxe en 1944 à la mort de son premier mari rexiste et c’est aussi une répétition en quelque sorte du parcours de son grand-père qui a été déporté comme travailleur obligatoire en Saxe lors de la Seconde guerre mondiale.
La répétition de ce schéma résonne jusque dans les noms : Saxe et Basse-Saxe. C’est étonnant.
Et cette répétition, on la retrouve aussi avec le prénom Raoul, celui du premier mari de la mère, du fils né en 1945 et le second fils né en 1947. Cela fait trois Raoul !
Il y a ensuite un autre type de répétition à l’étage supérieur avec la grand-mère de Claudine. On voit que celle-ci (dont le mari était mort en 1917) a aussi abandonné deux enfants nés en 1915 et 1916 d’un autre père que son mari. Elle a donc abandonné ses deux enfants avant qu’elle ait la mère de Claudine, laquelle a aussi abandonné deux enfants.
Il faut ajouter à cela que la mère de Claudine a été emprisonnée, qu’elle a été déchue de ses droits parentaux. Claudine précise qu’elle était dure et manipulatrice et d’une jalousie morbide avec ses deux filles, Christiane et Claudine. On comprend dès lors que cette dernière ait pu vivre dans la hantise d’un abandon si son père était décédé prématurément. Et il y a de quoi avoir peur lorsqu’on voit cette mère qui, dès qu’elle est seule et que le mari a disparu, lâche ses enfants.
C’est pour cette raison que je trouve que la place des pères est également problématique dans toutes ces générations et qu’il y a beaucoup de points d’interrogation qui jalonnent la vie de Claudine jusqu’aujourd’hui. Elle dit qu’elle a vécu avec des secrets et des parents dont elle ne connaissait rien. “Tout ce passé a été enfermé dans le tiroir de l’oubli fermé avec une clé qui a été jetée” écrit-elle.
Malgré ces secrets aux trajectoires parfois retorses, Claudine s’en est, semble-t-il, bien tirée, et a pu mener une vie satisfaisante dans un couple classique. Mais on peut se demander si cet établissement d’un arbre généalogique peut à lui seul constituer une élaboration psychique suffisante à intégrer son passé, à déconstruire les multiples idéalisations, et à faire le deuil de ce qui a été vécu aussi bien que de ce qui n’a pu être vécu. Au travers de sa recherche obstinée Claudine a certes mis la main à la pâte – et cela lui a donné des ingrédients essentiels, mais il lui reste sans doute à les pétrir pour en faire un pain capable de la nourrir, d’apaiser son appétit de savoir, et de vivre sereinement avec son identité nouvellement acquise – elle qui n’est pas la fille des parents qu’elle croyait avoir…