"La découverte d'un journal et de l’étoile jaune m’a permis de comprendre pourquoi mon père a terminé sa vie dépressif"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de “La Libre” nous ont confié leur plus grand secret familial. Aujourd’hui, Carole, 53 ans, raconte le silence d’une vie, la vie de son père. Il a toujours été effacé, presque reclus… Luc Dethier, psychanalyste, s’est penché, avec nous, sur son récit.
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- Publié le 19-06-2023 à 12h01
- Mis à jour le 22-06-2023 à 09h34
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”Je savais que mon père était caché pendant la guerre. Il m’avait raconté, mais toujours sous le sceau de l’anecdote. Et il n’avait pas souffert. Ce que j’ai découvert, par la suite, c’est le journal de ma grand-mère, écrit entre 1942 et 1945, et dans lequel je découvre qu’il y a eu beaucoup de peurs, d’angoisses…
Ils étaient cachés en France, dans l’Allier. Au début, mon père a été caché avec sa mère et sa sœur. Mon grand-père, le père de mon père, lui, était négociant en céréales au Maroc. Il est parti toute la guerre. Il les a laissés, femme et enfants. Dans le journal, justement aussi, ma grand-mère raconte qu’elle découvre dans la poche d’une veste qu’il a laissé la lettre d’une femme qui était sa maîtresse, avec qui il était au Maroc.
Je découvre ce journal en 2014, chez ma tante qui, quand ma grand-mère est décédée, avait récupéré tout un sac avec des photos, de lettres et le journal de ma grand-mère. Comme j’étais à la recherche de quelque chose, que j’essayais de comprendre ce qui avait rendu mon père si “emmuré” pendant les dernières années de sa vie, j’ai cherché, et, ce jour-là, on est tombé, ma cousine et moi, sur ce sac qu’elle n’avait jamais ouvert. Nous sommes alors tombées du 50ᵉ étage, en lisant ce journal.
En 2012, ma fille fait sa bar-mitsvah et doit préparer un travail de mémoire pour savoir ce qu’a vécu sa famille. Mon père était dans une maison de repos, à Paris, je suis allée avec ma fille l’interviewer. À la fin de l’interview, il sort de son portefeuille une étoile jaune. “C’est un souvenir”. Et c’est tout.
C’est curieux d’avoir un souvenir, comme ça, dans son porte-monnaie. Mon père est décédé en 2017. Un an après, je tape son nom dans Google, et il apparaît dans la liste du mémorial de la Shoah, Yad Vashem. Dans la liste des enfants cachés. Un article raconte qu’une dame a été nommée “juste” pour avoir caché mon père et tous ses enfants.
Et là, je découvre toute cette histoire. Comme il y avait les noms des enfants des autres personnes qui avaient été cachées avec mon père, j’ai cherché d’autres profils. J’ai contacté cette dame qui avait nonante-deux ans et qui m’a raconté les conditions dans lesquelles les enfants étaient cachés. Ils n’avaient pas à manger, il avait peur de ne pas revoir ses parents, mon père a dû ressentir tout cela. Cette histoire, c’est un silence…
Mes parents [la mère de Carole a aussi été cachée comme enfant juif, NdlR] m’ont toujours dit : “On n’a pas souffert, on a eu de la chance”. Donc, je ne veux pas dire que la Shoah est un non-événement, parce que je ne peux pas dire ça, mais je ne la considérais pas comme un problème pour notre famille. Je ressentais personnellement certaines problématiques : d’oser, de montrer, de parler de moi. J’avais cette sensation d’avoir à me cacher. Au fur et à mesure du travail, je me suis dit que, peut-être, cette sensation d’avoir à me cacher était due au fait que mes deux parents étaient cachés pendant la guerre et que cela me poursuivait jusque dans les cellules de mon corps…
En 2006, j’ai entamé un travail psychanalytique. Au bout de deux ou trois mois de ce travail, ma psy me demande : “Votre père est toujours vivant ?”. Et j’ai réalisé que je ne parlais jamais de mon père, comme s’il n’était pas là.
Ma psy à l’époque m’a donné des bouquins sur la guerre. Je me disais “So what ?”. Et puis, mon franc est tombé. J’ai dû attendre inconsciemment que mon père soit décédé, par loyauté, pour que ce travail puisse se faire. Il est vrai que mère avait pris beaucoup de place au sein de la cellule familiale. Quant à mon père, il a toujours eu des difficultés à créer un lien avec nous, alors qu’il nous aimait profondément. Avec le recul, j’ai beaucoup de tristesse et de regret de ne pas avoir davantage discuté avec lui. Il y a une relation qui ne s’est jamais vraiment créée.”
Quel est le point de bascule pour vous dans ce secret de famille ?
”La découverte du journal et de l’étoile jaune. Cela m’a permis de comprendre ce qui faisait que mon père a terminé sa vie dépressif. Le silence.
Malheureusement, avec mon père, il n’y a pas d’avant et pas d’après la trouvaille. Il savait que j’avais découvert le journal, mais on n’en a jamais parlé. Et l’étoile jaune, jamais je ne suis revenue dessus. Quand j’allais le voir dans sa maison de retraite, il me disait toujours “je rumine”. À chaque fois que j’allais à Paris pour le voir, il me téléphonait : “Ne viens pas”. Peut-être qu’il n’avait pas envie que je lui pose des questions.
Avec ma mère. Ça a modifié les choses, pas forcément dans le bon sens. Je ne sais pas si c’est parce que je ne parle pas d’elle, parce que quelque part, derrière, il y a peut-être de la honte, alors qu’il ne s’agit pas de sa famille à elle… Quand elle lit mon livre cela la met dans un état vraiment pas possible. Mais, vous savez, on dérange, quand on est la personne de la famille qui vient sortir des choses qu’on a voulu taire toute une vie…”
-- > “Emmuré”, Carole Bloch, 2021, 15, 90 €. Disponible sur ce lien
L’analyse de Luc Dethier psychanalyste
Luc Dethier est psychanalyste, membre de l’École belge de psychanalyse. Il est notre expert dans cette chronique. Il analyse les propos de Carole.
”Je commencerai par dire que Carole a écrit un ouvrage sur cette histoire, [Emmuré, paru en 2021, NdlR]. Et l’activité même d’écrire, par le pouvoir des mots qui viennent sous la plume, amène des associations d’idées, et entraîne celui qui écrit dans des contrées inexplorées. Comme le disait René Char : “les mots savent de nous des choses que nous ignorons d’eux”.
En corrélation avec cela, il y a le fait que Carole ait entrepris une psychanalyse qui semble bien avoir été essentielle pour qu’elle entame, ensuite, des recherches sur son passé. Même si, comme c’est souvent le cas, le motif de sa consultation était, en apparence, loin de ce qu’elle allait découvrir.
Mais on se rend compte, comme elle le dit joliment, que ce silence qui constitue son histoire l’a poursuivie “jusque dans ses cellules”. Et je ne prends pas cette formulation comme une simple métaphore car le corps est infailliblement le réceptacle de nos émotions, qu’elles soient éprouvées ou non. Sa sensation de devoir se cacher en permanence, cette difficulté à se montrer, à parler de soi, sont, bien sûr, l’héritage transmis des peurs de son père et de sa grand-mère. Ce qui démontre que nous ne sommes pas seulement les propriétaires de nos pensées, de nos représentations, de nos gestes, mais aussi parfois et surtout, que nous en sommes les dépositaires.
Ces fantômes qui nous hantent – et d’ailleurs fantasmes et fantômes ont une étymologie commune – sont des revenants, et c’est une dimension indispensable à tout travail psychique. À propos de cette notion de 'fantôme', les psychanalystes français d’origine hongroise Maria Torok et Nicolas Abraham ont conceptualisé ce mécanisme, en recourant à la notion de “crypte”. Ils se sont rendu compte que le passé de certains patients était lui-même enterré dans l’inconscient d’un autre, et que les patients l’avaient incorporé à leur insu. Le fait que la psy de Carole ait repéré ce silence sur son père, qu’elle l’ait invité à en parler, et lui ait donné des livres sur la Seconde guerre mondiale est tout à fait capital – le silence de sa psychanalyste aurait été mortifère, et aurait pu, particulièrement ici, redoubler les silences des générations précédentes…
Enfin, on se rend compte que le silence du père, le déni du fait d’avoir porté l’étoile jaune – étoile jaune juste considérée comme un souvenir –, est caractéristique des rescapés de la Shoah.
Ce silence a de multiples raisons. Je dirai, en premier lieu, que, pour parler, il faut des oreilles pour vous écouter. Peut-être que la mère de Carole n’était pas prête à cela. Une autre raison, historique celle-là, rappelle qu’on n’a parlé ouvertement de la Shoah que très tard. Dans les années 70 environ… Avant cela, dans les idées véhiculées sur la Seconde Guerre mondiale, le nom même d’Auschwitz n’était pas tellement pris en compte. Au moment où Carole propose d’en parler à son père, en 2012, pour lui, c’est peut-être trop tard. Il y a une sorte de “À quoi bon ?”. Il est déjà muré dans la honte et le silence.
Peut-on parler du déni dans le cas du secret de famille de Carole ?
Le déni, souvent de façon sous-jacente, est très souvent alimenté par de la honte. Alors ici, il y a la honte, je crois, de son père, et il est très possible que cette honte, elle l’ait prise sur elle.
D’ailleurs, même si ça reste toujours mystérieux cette honte d’avoir été victime, les enfants sentent bien – et ici ça a été le cas de Carole – qu’il y a des choses qu’ils ne peuvent pas aborder avec les parents. Elle s’est rendu compte que parler mettrait son père en difficulté. Même si le silence était effectivement tout à fait abondant dans cette famille, ce silence lui-même a des effets sur la question des secrets de famille en général : car les secrets se transmettent d’une façon retorse.
Au départ, ils sont juste indicibles, puis deviennent innommables et puis impensables. Et quand tous ces mécanismes sont à l’œuvre, ils finissent par affecter les gens qui vivent avec des personnes comme le père de Carole. Elle-même le dit : elle était affectée par les silences de son père.
Elle l’énonce ainsi avec tendresse : “J’ai sans doute attendu le décès de mon père pour pouvoir entrer dans les détails”, alors que, pourtant, quand elle trouve le journal de sa grand-mère, son père est toujours en vie. Malgré tout, il n’y a pas de rencontre entre eux, parce que c’est impossible. Carole, d’ailleurs elle le dit, a le regret de ne pas avoir pu interroger son père.
Le déni est une conséquence de tout ça, il s’installe. Vous savez, on dit parfois, “ça passe”, comme une couleur qui passe, qui devient invisible et incolore, et enfin inexistante. Comme elle l’écrit : la Shoah ne fait pas partie de son histoire de famille… même si je crois que cela a été extrêmement agissant dans sa trajectoire de vie”.
