"Petit à petit, ma mère vacille, mon père fond en larmes, puis ils nous racontent leur secret"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de “La Libre” nous ont confié leur plus grand secret familial. Aujourd’hui, Anne, 40 ans, raconte le silence long et lourd qui pesait sur ses origines. Françoise Vermeylen, thérapeute, s’est penchée avec nous sur son récit.
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- Publié le 17-07-2023 à 12h20
- Mis à jour le 17-07-2023 à 13h41
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”J’avais 31 ans, confie Anne (prénom d’emprunt). Avec mon compagnon nous avions le désir d’avoir un enfant, et mon médecin, à qui j’en parlais, m’a interrogée sur ma famille. Il m’a demandé s’il y avait des maladies génétiques éventuelles qui l’auraient touchée. Cela m’a travaillée, d’autant que j’avais réalisé plusieurs années de psychothérapies qui avaient soulevé d’autres problématiques familiales. Je raconte donc cela à mon médecin, et j’ajoute que j’ai également rêvé de ma mère, assise dans son lit avec un homme inconnu, le visage flou, alors que mon père était debout, à côté du lit, observant ce drôle de couple. Mon médecin m’a encouragée à creuser ces points-là.
Je me décidai alors à aller voir mes parents pour les interroger sur d’éventuelles maladies ou problématiques qui auraient pu toucher ma famille. Je me souviens d’être là, en face d’eux, et de les découvrir assez mal à l’aise. Nous parlons durant une bonne heure et, petit à petit, ma mère se met à vaciller. Elle jette des coups d’œil à mon père qui devient très ému. Il finit par fondre en larmes et raconte que ma sœur et moi sommes issues d’une insémination artificielle, qu’ils ont eu, ma mère et lui, recours à deux donneurs de gamètes différents pour nous mettre au monde. Personne dans la famille ne sait cela, ajoute-t-il, pas même mes grands-parents.
Je suis persuadée aujourd’hui que ce secret pesait inconsciemment sur nos vies. Ma sœur, blonde alors que nous avons tous les cheveux noirs, avait des doutes pernicieux. Souvent, petite, elle nous disait avoir peur d’être adoptée. Malgré tout, mes parents reculaient devant la perspective de nous confier ce lourd secret : ils craignaient que nous ne les aimions plus.
Quand ils l’ont reconnu, tout s’est pourtant bien passé. Rien n’a changé dans nos relations, et je leur ai dit plusieurs fois combien je les avais trouvés courageux. Je m’interroge plutôt sur l’omerta qui pèse sur la PMA dans les années 70 et 80. Je ne saurai jamais qui est mon père biologique ni si j’ai de nombreux demi-frères et demi-sœurs. Le médecin qui a aidé mes parents n’a en effet rien notifié dans des dossiers. Finalement, cela ne me pose pas beaucoup de problèmes : mon père restera mon père. Par contre, je regrette que tout un pan de mon identité (la moitié de mon ADN !) me soit inconnu. Quelles sont mes origines ? Juives, espagnoles, italiennes… ? À côté de quoi je passe ? Pour répondre à cette question, je me suis renseignée sur les tests ADN qui me permettraient de comprendre quelles sont mes origines ethniques. Mais ces tests qui ne sont pas totalement fiables me donneront-ils toutes les réponses ? Je ne sais pas et je n’ai donc jamais franchi le pas.
Aujourd’hui, je vis avec cette interrogation sur qui je suis. Je n’en veux absolument pas à mes parents qui nous ont toujours aimées et choyées, ma sœur et moi. Je regrette simplement qu’ils ne nous aient pas confié plus tôt ce secret. Je suis certaine que nous nous serions construites différemment, avec moins de doutes inconscients, plus d’assurance. Un secret ne fait qu’alourdir la vie.”
L’analyse de Françoise Vermeylen, thérapeute
Philosophe de formation et thérapeute, Françoise Vermeylen a consacré 30 années de sa vie à la recherche sur le rêve. Elle a récemment publié, en tandem avec le psychologue clinicien Yves Weber, un ouvrage consacré au rêve et à la réussite thérapeutique. Elle livre son analyse sur le récit d’Anne.
”L’histoire d’Anne est intéressante et bouleversante. Nous ne savons pas quand elle a fait le rêve que nous allons commenter.
Elle signale ce rêve lors d’un entretien avec son médecin à qui elle a dit son désir, et celui de son compagnon, d’attendre un enfant. C’est déjà interpellant qu’elle pense à raconter ce rêve à son médecin et que celui-ci s’intéresse aux rêves car ceux-ci sont rarement pris en compte. Je suppose qu’une grande confiance régnait entre eux. Anne a suivi plusieurs années de psychothérapie et cela lui donne sans doute une grande liberté de parole et, peut-être, une familiarité avec ses rêves. Son médecin, qui s’intéresse aux maladies qui pourraient être transmises génétiquement, lui propose de creuser ce qui apparaît dans ce rêve-là.
Une deuxième expérience va amener Anne à parler de ce rêve avec ses parents : ce sont les “doutes pernicieux” de sa sœur, seule blonde dans une famille où les cheveux sont noirs et qui a dit souvent, petite, qu’elle avait peur d’être une enfant adoptée. Anne se décide donc à parler à ses parents, d’abord pour éclaircir les questions génétiques mais aussi pour parler de ce rêve : je le reprends ici : “J’ai rêvé de ma mère, assise dans son lit avec un homme inconnu, le visage flou, alors que mon père était debout, à côté du lit, observant ce drôle de couple”.
Lorsqu’Anne aborde la question des maladies familiales éventuelles, elle découvre ses parents assez mal à l’aise. Après une bonne heure d’entretien, elle voit sa mère vaciller puis son père, très ému, qui finit par fondre en larmes. L’aveu vient alors autour du secret de leur naissance à elle et à sa sœur : ses parents ont fait appel à deux donneurs de gamètes différents et c’est un secret absolu, personne dans la famille n’est au courant. Comment se fait-il qu’Anne ait fait ce rêve qui raconte cette histoire alors qu’elle n’en savait rien ? Le rêve montre tout : son père est debout et regarde ce couple assis dont l’homme n’a pas de visage précis. Le lit représente le lieu de l’intimité la plus secrète mais il n’y est pas, un autre homme, sans visage, occupe sa place. Anne a deviné grâce à son imaginaire relationnel qu’une question était présente et ce rêve la montre : il y a deux hommes dans la chambre de sa mère, son père debout et attentif et sa mère dans le lit avec un homme sans visage. C’est l’image de la PMA à laquelle ses parents ont eu recours.
On peut comprendre l’émotion du père d’Anne : il a eu le courage, connaissant son infertilité, de proposer à sa femme un donneur étranger pour qu’elle puisse être mère. Il a eu le courage d’accueillir ses deux filles en leur donnant son amour et son nom. Et la mère d’Anne a connu deux grossesses en ne connaissant pas le visage des donneurs, ce que montre le rêve. Ceci a dû être à la fois une joie et une expérience d’étrangeté indicible : qui étaient ces autres, associés à elle, pour donner naissance à deux filles qui garderont toute leur vie, comme leur mère, une dimension d’étrangeté radicale face à une partie d’elles-mêmes ? C’est une splendide expérience d’amour inconditionnel qui a été possible grâce à la conditionnalité de deux donneurs étrangers et à l’offre du père.
Ce qui me reste en commentant cette expérience de vie de la famille d’Anne, c’est ça : l’amour pour la vie des parents d’Anne, la modestie de son père qui s’incline devant son infertilité, le don des donneurs sans visage, l’accueil de la mère d’Anne à ces deux hommes qui la sauvent en lui permettant d’être mère et les questions de tous les quatre qui resteront sans réponse, ce qu’Anne accepte lorsqu’elle se retourne sur son histoire.”