Il faut sauver l’œuf mayonnaise
"Des rares merveilles que je n’ai pas inventées, l’œuf mayonnaise restera mon plus grand regret”, aurait dit Léonardo Da Vinci. On n’a pas vérifié... Ce qui est certain cependant c’est que la fourchette au fusil, et l’humour en bandoulière, l’Association de sauvegarde de l’œuf mayo part en campagne. Car derrière ce petit plat, grand classique des bistrots de toujours, c’est tout un art de vivre qui se tient en embuscade.
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L63JQBW6LNGE7IPE454BXBTFNM.jpg)
- Publié le 24-07-2023 à 14h36
:focal(2895x3660:2905x3650)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/LRYOZZAZJVEJLBNXHZ24DOJNAM.jpg)
”L’œuf mayonnaise est à la gastronomie ce que les pyramides sont à l’éternité. Quarante siècles d’histoire en moins.” Prenons-le pour dit : c’est Ramsès II qui l’affirme. Ou qui l’aurait affirmé… Du moins est-ce écrit, noir sur blanc, dans le livre d’or et de recettes que vient de publier l’Asom, la très énergique Association de sauvegarde de l’œuf mayo.
Entourée d’une cinquantaine de grands chefs, elle publie en effet une véritable anthologie de l’œuf mayonnaise, ce plat iconique du patrimoine bistrotier français qu’elle défend bec et ongles, par monts et par vaux.
Car l’œuf mayo, y souligne le critique gastronomique François-Régis Gaudry, est une affaire sérieuse, une “tradition capitale”, un art qui a ses lois, ses disciples et ses gourous. L’œuf mayo “est sans conteste le plus fédérateur de tous les grands petits plats de la cuisine française, ajoute Sébastien Mayol, membre du directoire de l’Asom et patron du restaurant parisien “Oh vin Dieu !”, QG mondial de l’œuf mayonnaise. “Soixante-dix grammes d’œuf et quelques centilitres de mayonnaise suffisent à sa confection. Et à partir de cela, les variations autorisées sont infinies.”
L’affaire est d’autant plus sérieuse que l’œuf mayo ne manque pas de chausse-trappes. Quelques secondes de cuisson en trop suffisent pour que le blanc devienne “caoutchouteux et le jaune un amas farineux auréolé d’une peu reluisante corolle verdâtre”. L’Asom – c’est fort heureux – multiplie donc les conseils pour l’œuf comme pour la mayonnaise, “la reine des sauces froides” qui révèle toute sa générosité lorsqu’elle est “nappante, souple, vive et bien moutardée”.
La belle endormie
Si l’Asom et ses régiments d’adhérents mènent la bataille de l’œuf mayo, c’est que celui-ci est l’emblème du patrimoine bistrotier français. “On entre dans un bistrot, on se met au comptoir, on commande un œuf pour une poignée de centimes, un peu de mayonnaise, et puis on est heureux”, raconte Sébastien Mayol. S’il est bon et bien fait, c’est une entrée qui mérite souvent le détour, insiste-t-il.
Pour le plus grand malheur des fins gourmets, les années 1990, leurs snacks et leur fast-food ont abîmé la cuisine populaire. “L’œuf mayo est devenu très mauvais dans la grande majorité des bistrots parisiens et d’ailleurs. Trop cuit, posé sur une pauvre feuille de salade défraîchie avec une mayonnaise en pot, il offre ce qu’il y a de pire. Voilà pourquoi, avec trois camarades, nous avons repris l’Asom il y a quelques années, cette belle endormie créée un peu en riant par le critique gastronomique Claude Lebey en 1987.”
Désormais, l’association connaît une nouvelle jeunesse et accueille ses adeptes les bras grands ouverts (muni de 39 euros, il vous suffit de remplir le formulaire présent sur la page Instagram de l’association pour la rejoindre). Mieux : elle n’est pas peu fière d’organiser le championnat du monde de l’œuf mayo dont la prochaine édition se tiendra le 20 novembre.
Une salle d’attente entre deux rendez-vous
L’Asom est-elle le signe d’une renaissance ? Assiste-t-on au retour en grâce de la cuisine populaire ? “Peut-être bien, note Sébastien Mayol. Elle se porte désormais mieux. Les restaurants Bouillon la remettent en avant, et plusieurs recettes mythiques – l’œuf mayo, son cousin bourgeois le mimosa, le céleri rémoulade ou les harengs pommes à l’huile – jouent désormais des coudes sur les tables étoilées.”
D’ailleurs, glisse dans son dernier livre le sociologue Pierre Boisard, la télévision, la disparition des flippers, les marées de fast-foods et de snackings, l’accélération des rythmes de vie n’ont pas eu la peau des bistrots. Beaucoup ont fermé, certes, mais de nombreux se sont adaptés. “Le bistrot demeure un endroit de rencontre ou d’isolement, un espace intermédiaire, mi-public, mi-privé, une salle d’attente entre deux rendez-vous ; un lieu où l’on n’est redevable de rien, sinon du prix de sa consommation”, écrit-il en substance dans son ouvrage La vie de bistrot (PUF, 2016). “Leur image a changé, mais leur esprit s’est perpétué.”
Voilà ce que racontent à leur manière Vincent Mayol, ses amis de l’Asom et leur dernier livre sur l’Oeuf-mayo. Et certainement est-ce là le sens profond de leur slogan qui rassérénera le plus incorrigible des nostalgiques : “Le temps passe, les œufs durent”.
Trucs et astuces de l’Asom
Un œuf dur demande du tact et un bon chrono. S’il est à température ambiante, l’œuf sera plongé 8 minutes 40 dans l’eau frémissante. “Le blanc est alors pris sans être caoutchouteux et le jaune reste pommadé, ‘gras cuit’comme disait la grand-mère de Claude Lebey”. Si l’œuf sort du réfrigérateur, notons qu’il faut lui ajouter une bonne minute de cuisson. Astuce de professionnel : “tourner régulièrement les œufs sur eux-mêmes pendant la cuisson permet de centrer le jaune et d’obtenir un dressage élégant de l’œuf coupé en deux”.
Pour la mayonnaise vous trouverez quelques “trucs en plus” dans l’ouvrage de l’Asom. Notez que les auteurs vouent un culte particulier au vinaigre de Xérès afin de relever la mayonnaise en fin de préparation. Et à ceux qui ne voudraient rien jeter, ils rappellent qu’il est possible de garder le blanc d’œuf, de le faire monter en neige pour y adjoindre ensuite la mayonnaise et réaliser ainsi une mousseline admirable de légèreté.

Les bistrots existent-ils ?
Entre le bar et la brasserie, quelle serait la nature du bistrot ? “Si l’on va au café pour boire et au restaurant pour se restaurer, la brasserie permet les deux, le bistrot également, note le sociologue Pierre Boisard dans son ouvrage La vie de bistrot. Mais le bistrot se distingue par son côté populaire et sa taille modeste […]. Cette distinction matérielle n’obéit à aucune définition contrôlée, à aucune règle précise. La principale marque distinctive du bistrot par rapport au café-restaurant ou à la brasserie, c’est donc son style, et d’abord celui de sa clientèle. C’est un établissement où l’on peut boire et manger sans se ruiner et, aux heures creuses, sans trop se presser, dans une ambiance décontractée.” Né à Paris au XVIIIe sous l’impulsion des Auvergnats qui s’y retrouvaient pour déguster les produits du pays, le bistrot se définit aussi par son intérêt, note l’auteur. “On peut y entrer à n’importe quelle heure avec l’assurance de pouvoir s’y restaurer, sans craindre d’être refoulé. […] Fait primordial, on n’y impose pas de règles strictes mais on se conforme à des usages. Pas de barrière à l’entrée : tout le monde peut en franchir le seuil sans y être contrôlé.”
“Notre œuf mayo à nous, c’est la croquette aux crevettes”
La Belgique a-t-elle son œuf mayo bien à elle ? Oui, répond sans hésiter Eric Boschman, sommelier réputé et auteur (avec Nathalie Derny) du livre Le goût des Belges (Racine).
“Notre œuf mayo, c’est la croquette aux crevettes servie avec son persil frit et son citron (ou sa cousine la croquette au fromage). Certes, on fait aussi des croquettes aux Pays-Bas, mais elles sont beaucoup moins bonnes.”
“En Belgique, poursuit-il, nous connaissons moins la tradition du bistrot, mais nous bénéficions d’une véritable tradition de cuisine populaire et familiale. Pensez au chicon au gratin, au boudin-compote-purée avec son petit espace pour la sauce que l’on mangeait chez sa grand-mère ou à l’internat, au steak-frites-salade, aux boulets à la liégeoise, à ses cousines à la sauce tomate dans le Hainaut, au rata (le stoemp wallon), ou au poulet rôti qui a offert son surnom aux Bruxellois : les Kiekefretters – les mangeurs de poules.”
Dans le monde de l’Horeca, comme on dit, la cuisine populaire belge connaît-elle encore de bonnes et abordables adresses ? “Avec l’émergence des émissions culinaires comme Top Chef, beaucoup de restaurateurs sont tentés de faire dans l’esbroufe et le compliqué, note Eric Boschman. Mais certaines tables sont encore familiales. On peut en retrouver en Wallonie sous le label ‘Table de terroir’. À Liège, allez découvrir La mairie de Saint Pholien. C’est un lieu unique et typique de la République Libre d’Outre-Meuse. La cheffe cuisine chaque jour sur la vieille cuisinière charbon/bois qui trône devant le bar. J’y ai mangé une saucisse, salade liégeoise parfaite. À Charleroi, foncez chez Les filles de l’Atelier Gourmand. Goûtez leur vol-au-vent ou leur vitoulet, une véritable tradition carolo. Et à Bruxelles, poussez la porte du premier Bouillon de la capitale. Il conjugue de manière admirable la cuisine belge avec ses croquettes et son filet américain, et la cuisine français avec son… œuf mayo qui vaut le détour.”
À propos de comparaison, évoque Eric Boschman en post-scriptum, vous souvenez-vous de la différence essentielle entre un tartare (plutôt français) et un américain (plutôt belge) ? Le tartare est coupé au couteau, l’américain est moulu dans un hachoir à viande.