”Mon père est amoureux d’une riche Américaine qui lui soutire de l’argent sur internet. Il ne veut pas admettre que c’est une escroquerie”
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de La Libre nous ont confié leur plus grand secret de famille. Aujourd’hui, pour poursuivre notre série, Sara, jeune mère de famille, raconte comment le comportement trouble et perturbé de son père pollue les relations dans sa famille. Luc Dethier, psychanalyste, s’attarde pour nous sur ce cas et en décrypte les rouages traumatiques.
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- Publié le 31-07-2023 à 12h05
- Mis à jour le 31-07-2023 à 14h13
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Le témoignage de Sara
Printemps 2020. Sara assiste à l’enterrement de son oncle, décédé de forme très virulente du cancer de la prostate. Toute la famille est réunie. C’est ce jour-là, se souvient-elle, que les premiers soupçons ont commencé à naître. Alors que l’heure est au recueillement et au respect, le père de Sara, qui est aussi le frère du défunt, fait une surprenante révélation à l’un autre de ses frères : “Moi ça va, je vais bien, j’ai rencontré une femme aux États-Unis et je vais bientôt devenir très riche”. Le confident, quelque peu offusqué par cette déclaration déplacée un jour de funérailles, gardera la confession pour lui. Il ne le révélera que plus tard, quand la famille découvrira le pot aux roses, quelques mois plus tard.
Sara raconte ce jour où tout a été bousculé dans la relation qu’elle avait avec son père. Elle s’en souvient comme si cela était hier. “Je rendais visite à mes parents, je me rappelle, je n’avais plus de batteries sur mon téléphone. J’avais un mail assez urgent à envoyer. Je lui demande à mon père de prêter son téléphone. Et lorsque j’arrive dans sa boîte mail pour essayer de me connecter, je tombe sur une série de mails qui proviennent d’avocats, de fonctionnaires de l’Onu. C’est pour le moins inattendu, dans le chef de mon père, lui qui n’est qu’un simple ouvrier. Intriguée, je vais plus loin dans la lecture et, de ce que j’en comprends, mon papa serait tombé amoureux d’une femme d’origine américaine, médecin humanitaire, qui travaillerait dans un pays du Moyen-Orient, où elle serait bloquée, prise en otage par on ne sais qui. Bref, une histoire totalement rocambolesque”. Détail important : cette femme serait riche, très riche. Sara poursuit ses recherches. Elle va de découverte en découverte : “Les prétendus avocats et conseillers expliquent que dans le cas où cette femme serait libérée, elle pourra faire profiter à mon père de son argent. J’ai vite compris qu’il s’agissait d’une arnaque, et qu’il avait affaire à des brouteurs, des escrocs qui opèrent sur internet. Le problème, c’est que mon père, lui, il y croit dur comme fer”.
Car les choses ne s’arrêtent pas là. “Les avocats lui expliquent, dans un français approximatif truffé de fautes d’orthographe que, s’il veut débloquer la situation, il doit payer des frais de dossier. Et mon père envoie de l’argent. Et à chaque fois qu’il le fait, de nouvelles sommes lui sont réclamées, sous prétexte d’une pièce manquante”. Et en fait, cela ne s’arrête jamais.
“Et lorsque l’on vérifie, avec ma maman, les comptes de mon papa, je vois qu’il y a de gros montants qui ont été envoyés vers le Ghana, vers l’Espagne à des personnes qui ont des noms à consonance africaine. Des brouteurs, j’en suis persuadée, même si je n’en ai jamais eu la confirmation formelle. Mon père, lui, continue de croire à cette histoire et ne voit pas qu’il y a un problème, qu’il se fait escroquer. Il ne réalise toujours pas aujourd’hui”.
“C’est un total de 75 000 euros qu’il a ainsi gaspillé”, a calculé Sara. “De l’argent qu’il a obtenu via les deux cartes de crédit qu’il possédait et des prêts accordés par des gens de la famille et des connaissances qu’il a sollicités”.
“Lui, il reste dans le déni, il n’admet pas que cette femme dont il se dit amoureux n’existe pas. Sa réaction. Il nous répond que nous n’avons aucune pitié, que cette femme souffre. En plus, elle est riche et quand elle sera libérée je deviendrais riche” continue-t-il à croire. Quand on lui dit cela, il ne veut pas l’admettre, il sort de ses gonds et on ne peut plus le maîtriser”.
“Je tiens à préciser que mon père personne qui n’a jamais été à 100 % stable dans la tête, ajoute Sara. “Si j’en crois ma maman, avec laquelle mon père a été marié pendant 30 ans, il était sous traitement déjà au début de leur mariage. Elle parlait d’un problème de schizophrénie. On lui avait diagnostiqué une maladie mentale vers ses 14-15 ans mais que lui et ses parents ont toujours tenu secrète. Hormis ses parents et lui, la seule à avoir eu écho de cela était ma maman. Mais depuis la mort de sa maman, ma grand-mère, au début des années 2000, il a arrêté son traitement. Depuis, il a toujours été difficile à gérer”. “Avec ma mère surtout, mais aussi avec ma sœur et moi-même, dans une moindre mesure, il est dans le reproche permanent. Il fait notamment une fixation sur l’achat de la maison de famille que nous lui aurions imposé, et qui l’empêcherait de jouir de son argent comme il l’entend”.
Depuis, les choses ont évolué en justice. “Pour protéger juridiquement ma maman des dettes, mes parents ont divorcé”.
“Nous avons également tenté une procédure en justice de paix pour placer mon papa sous protection judiciaire. Une audience s’est tenue, en sa présence. Mais cela a été refusé. La juge a décidé qu’il était apte à se gérer lui-même. J’en veux un peu à la justice car cela ne nous a pas aidées. ”
Je me suis rendu également à la police à plusieurs reprises”, raconte encore Sara. “Les policiers m’ont aimablement reçue. Ils ont été sensibles à la situation. Ils comprenaient. Ils ont même tenté de dissuader mon papa en lui expliquant qu’il était victime d’une arnaque. Mais malheureusement, comme mon père est toujours considéré comme responsable de ses actes, personne, ni moi ni quelqu’un d’autre, ne peut porter plainte à la place de la victime. Du point de vue du droit, il fait tout cela en connaissance de cause et personne ne peut l’en empêcher”.
“Ma maman qui, bien que divorcée, occupe toujours la même maison que mon père, mais à un étage différent, vit continuellement dans l’angoisse d’être un jour mise en danger pas mon père. Il y a bien la procédure Nixon. Cette loi, qui s’applique à mon père, permet à la police de confier mon père à un service psychiatrique s’il mettait des proches en danger. C’est le seul levier qu’il nous reste au cas où les choses tourneraient au drame”.
Sara, on s’en doute, a beaucoup été affectée par tout cela, et en avait même perdu son travail. On était alors en pleine crise de Covid. Aujourd’hui, sa vie a regagné un certain équilibre. Elle a retrouvé un travail stable, qui lui donne satisfaction. Elle s’est mariée et a même eu un bébé. Une forme de sérénité s’est installée, après ses années de stress et de désordre familial.
Mais le traumatisme demeure. “Aujourd’hui, je le considère comme étant mort socialement”, dit-elle “J’ai un père sur papier, mais je n’ai plus de papa. J’oublie même parfois que j’ai un papa. Jusqu’à ce que, tout à coup, je me dis : Ah oui ! C’est vrai j’ai un papa. En fait, j’ai l’impression qu’il est décédé, qu’il est décédé la même année son frère… ”
L’analyse de Luc Dethier, psychanalyste, membre de l’École belge de psychanalyse
Je dois bien reconnaître que le récit de Sara m’a donné un peu de fil à retordre. Ce n’est pas un secret de famille comme les autres. Il comporte deux éléments imbriqués l’un dans l’autre.
Le premier, c’est celui de l’arnaque dont est victime son père. De nos jours, ce genre d’escroquerie par internet est quelque chose d’assez fréquent et on se demande comment il est possible que quelqu’un puisse encore s’y laisser piéger. Il faut sans doute pour cela une personnalité particulière.
C’est là qu’intervient le second élément à prendre en compte : la fragilité psychique du père de Sara, qualifiée de schizophrénie. Et dont, dit-elle d’ailleurs, seuls ses grands-parents et sa mère étaient au courant. J’y reviendrai.
Cette maladie mentale du père, dès ses 14 ou 15 ans, paraît bien l’avoir rendu crédule face aux arnaqueurs. Mais cette crédulité est greffée en amont sur son besoin irrépressible d’être aimé par cette dame américaine riche et intelligente, ce qui pour cet homme, ouvrier et peu aisé, n’a pu qu’attiser son imaginaire et en faire une proie idéale.
À mon sens, le “secret de famille” est ici à deux niveaux.
L’un qui serait conscient : c’est l’arnaque qui a été découverte en 2020 et qui est somme toute un peu banale, bien que les effets puissent être ravageurs, on le voit en la circonstance.
L’autre, plus inconscient, c’est celui qui semble se révéler à cette occasion et qui découle d’un déni, disons-le, de reconnaître la fragilité psychique du père, comme si on découvrait tout à coup ce qui avait été laissé dans l’ombre. Je voudrais donc faire remarquer que si cette arnaque a pu traumatiser Sara, c’est peut-être que cette dernière, comme tout enfant ayant un parent atteint de troubles psychiques, a sans doute dû, pour se protéger, garder secret à elle-même le fait d’avoir un père schizophrène.
À ma lecture de son récit, il est en effet assez patent qu’il y a quelque chose de troublant dans l’attitude de Sara vis-à-vis de la maladie de son père, quelque chose qui semble d’un coup se découvrir à ses yeux : la gravité de sa maladie. Sara laisse d’ailleurs entendre qu’elle n’était pas au courant de cette maladie mentale de son père même si elle reconnaît que son père n’a “jamais été à 100 % stable dans sa tête” comme elle le dit elle-même. Cette maladie a été tenue secrète par la mère de Sara, ce qui en dit peut-être long sur le rôle de cette mère dans le déclenchement du traumatisme chez Sara.
Cela apparaît en filigrane quand elle dit à la fin qu’elle “n’a plus de papa”, même si elle a encore “un père sur papier”. Or à mes yeux, elle a toujours eu ce papa-là, même si c’est seulement aujourd’hui qu’elle découvre sa folie sur laquelle elle avait en quelque sorte fait l’impasse – et encore une fois cela peut se comprendre. Ce papa, selon moi, n’est pas davantage mort socialement aujourd’hui qu’il n’était socialement vivant auparavant – à sa façon bien sûr.
Pour un peu clarifier les choses, je dirais donc qu’en ce qui concerne l’arnaque, plutôt que de secret il faudrait parler d’une dissimulation du père, une préservation de sa sphère privée, qui cache aux autres ce qui se mijote dans sa tête. Cela n’empêche nullement, bien sûr, qu’une fois le pot aux roses découvert, ça fasse des dégâts.
Mais un secret, au sens proprement psychique du terme, ce n’est pas simplement ce qui est caché, ce qui n’est pas dit, il y faut d’autres dimensions. Et particulièrement, de la honte. Or le père, ici, n’est pas du tout honteux, bien au contraire. C’est Sara qui est honteuse, non pas tant de l’arnaque elle-même, mais que lui soit révélée la folie de ce père qui le fasse adhérer à des fariboles incroyables. Et justement, au vu des silences entretenus autour de la maladie mentale du père, Sara n’a pu, durant sa vie, faire un travail lui permettant d’intégrer cette dimension, elle l’a écartée presque totalement.
À mon sens, autrement dit, si un traumatisme a pu avoir lieu, ce n’est peut-être pas seulement du fait de la découverte de l’arnaque elle-même, mais du fait de l’effondrement du monde interne de Sara quand éclate au grand jour le chaos du monde interne de son père. Voilà qu’elle apprend, en quelque sorte que son père est fou… Elle n’y était pas préparée, elle se sent dupée au niveau de l’arnaque, et trahie (ce qui est bien plus grave) au niveau de la représentation de toute la vie qu’elle a menée avec ce père-là – si nous découvrions que notre père est victime d’une arnaque, ce serait certes râlant, ou exaspérant, ou désolant, mais automatiquement traumatisant, je ne crois pas…
Pour terminer, il faut comprendre que ce à quoi est confrontée Sara aujourd’hui est très complexe. Son récit met bien évidence les difficultés d’application de la loi de protection des malades mentaux, appelée ici procédure Nixon. La collocation forcée des personnes en psychiatrie est très délicate. Sur le plan éthique, on marche sur des œufs. Et le sentiment de déception de Sara vis-à-vis de la justice est compréhensible. Le père de Sara dit agir en connaissance de cause, et les juges ne veulent pas reconnaître sa folie. Mais c’est très compliqué de situer les limites de l’atteinte à la liberté d’un individu au nom de son bien. Ne serait-ce pas pour soi, en définitive, que l’on décrète qu’il faut protéger l’autre ? Voilà, je m’arrêterai sur ces questions extrêmement épineuses…