"La découverte de mon secret à 40 ans m’a permis de comprendre pourquoi c’est toujours à moi que les hommes s’en prenaient"
Que raconte votre famille ? Vous a-t-on tout dit à son sujet ? Des internautes de “La Libre” nous ont confié leur plus grand secret familial. Aujourd’hui, Anouk, 52 ans, raconte comment elle a découvert l’inceste que son frère lui a fait vivre, enfant, à l’âge de 40 ans. Luc Dethier, psychanalyste, s’est penché, avec nous, sur son récit.
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- Publié le 14-08-2023 à 12h58
- Mis à jour le 14-08-2023 à 14h07
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”Je ne sais pas par où commencer… Mon plus grand secret de famille, c’est l’inceste que j’ai eu avec mon frère, qui n’a jamais été reconnu, et qui ne l’est toujours pas, malgré le fait d’en avoir parlé lors de plusieurs hospitalisations. Dans la famille, c’est inaudible. C’est moi qui affabule.
Cela s’est passé quand j’avais dix ans. J’ai aussi été plusieurs fois violée durant mes études, j’ai été harcelée à l’école. Dans la famille, on devait paraître, et, en même temps, à l’intérieur, c’était chacun pour soi, et chacun ses problèmes.
Je n’avais pas compris, au départ, que c’était ce qu’on appelait un inceste. Pour moi, c’était mon frère qui m’apprenait ce que c’était une femme ; qui m’apprenait à jouer au papa et à la maman, tout simplement. Et c’est en faisant un travail avec un psychiatre que j’ai fini par comprendre. Ma vie de couple a explosé à cause de ça aussi, ma vie sexuelle.
”Un voile s’est levé”
Et pourquoi je vous dis que j’ai découvert cela à 40 ans ? À 40 ans, lors de ma dernière hospitalisation, c’est comme si un voile s’était levé, comme si tout revenait à la surface, en une fois. J’étais tombée dans le coma [suite à du surmenage, NdlR]. Quand je suis arrivée à l’hôpital, on m’a fait prendre conscience de toutes ces choses qu’on m’avait faites.
J’avais fui ma vie familiale, ma vie de couple. Comme j’adorais mon travail, je m’étais enfuie dans le travail. J’avais alors deux temps pleins, un de jour et un de nuit. Je suis professeure, je suis musicienne. Je voulais fuir ma situation familiale, en partie parce que j’étais violée par mon propre mari.
Le fait d’apprendre ce secret à 40 ans m’a permis de me construire autrement et d’apprendre que ce n’était pas moi qui étais responsable de la manière dont j’avais réagi aux situations que j'ai subies. Quand quelqu’un vous oblige, il y a différentes réactions. La mienne, c’était de me figer. Et vous savez, quand on n'a aucune réaction, ensuite on a honte de soi… On n’ose pas en parler… J’ai dès lors fait plusieurs tentatives de suicide.
Mon mari savait que j’avais des problèmes familiaux. Il a bien vu que ma famille était particulière, il n’a jamais été accepté dans ma famille. Mais il n’a jamais essayé de savoir non plus. Et que ce soit les conjoints de mes frères ou de mes sœurs, aucun des conjoints n’a jamais été accepté dans la famille. Nous sommes tous séparés – à part ma sœur cadette qui est encore mariée mais dont je n’ai plus de nouvelles, donc je ne saurais même pas vous dire si ça se passe bien entre eux, ou pas – chacun fait sa vie ou bien est divorcé.
[La découverte de mon secret à 40 ans] m’a permis de comprendre certains comportements que j’ai encore d’ailleurs. Parce que c’est physiquement en moi, ce que j’ai vécu. Je me suis construit une carapace. Le fait de comprendre me permet maintenant de vivre plutôt que de survivre. On n’en sort pas indemne. Mais on peut apprendre à vivre avec, plutôt que de vouloir à tout prix oublier et en vouloir au monde entier, alors que les circonstances “ont fait que”.
Comprendre pour se reconstruire
Pour moi, ça a été important de le savoir parce que je ne comprenais pas pourquoi j’avais fui dans le travail. Pourquoi j’avais brûlé la corde par les deux bouts. Pourquoi c’est toujours à moi que les hommes s’en prenaient… Quand une de mes amies s’est rendu compte qu’elle n’avait plus de nouvelles de moi, elle a tout laissé en plan, et elle est venue à moi.
Je ne sais plus exactement dans quel ordre tout ça s’est présenté parce que j’avais la tête un peu brouillée mais j’ai des amis sur lesquels je peux compter, qui me connaissent et qui connaissent mon histoire.
Maintenant, j’ai fait un travail sur moi; je pense que mes parents ont fait avec les cartes qu’ils avaient en main et surtout avec leur éducation; ils étaient des “ grenouilles de bénitier”, excusez-moi de dire ça comme ça. Le paraître était tellement plus important que l’être. Mon papa, étant toujours derrière son ordinateur, je ne saurai pas vous dire qui il était. Et ma maman, c’était à chacun son problème. De mon point de vue, ils ont voulu occulter ce qui se passait dans leur propre famille, vraisemblablement parce qu’eux ont dû vivre des choses difficiles aussi; mais je n’en sais rien. Et comme je n’ai plus eu de relations avec mon papa qui est décédé il y a déjà dix ans, je ne saurai jamais…
Le travail de psychologie m’a énormément aidée. Alors que mes parents et toute la famille sont contre les psychiatres parce que ce sont pour eux des charlatans, moi, ça m’a ouvert les yeux sur ce qu’était la vie avec un grand V, sur ce qu’étaient les relations humaines, sur ce qu’on pouvait penser. Qu’on pouvait penser autrement, qu’on pouvait être indépendant,… Mettre des mots sur les choses m’a fait comprendre que ce que j’avais vécu, alors que je croyais que c’était ce que tout le monde vivait. Le fait de savoir, ça a été un soulagement.
J’ai toujours prôné la sincérité. Si on a quelque chose à dire ou qu’on n’est pas d’accord avec quelqu’un, ou qu’on a une autre manière de penser, on a le droit de l’exprimer. Que l’autre l’accepte ou ne l’accepte pas, on a tous le droit, voire le devoir de dire et d’être ce qu’on est. C’est quelque chose que j’ai fini par faire passer à mes enfants, de manière consciente depuis leur naissance jusqu’à leurs huit ans où on a divorcé […] Je n’ai plus pu voir mes enfants pendant un long moment. Quand j’ai pu les récupérer, ma fille n’a plus voulu vivre avec moi, et donc ce n’est que vers 2019-2020 que j’ai pu reprendre le contact avec eux et reconstruire une relation saine. Ma fille a fait également un burn-out suite au divorce, à cause de son papa, et de notre relation… Une relation qui n’aurait jamais dû être si j’avais pu, moi, savoir à l’avance… Si seulement j’avais pu avoir vu clair avant de le rencontrer.
"Ma vie n’est pas une succession d’échecs"
J’ai perdu ma dignité et je ne pense pas que je la retrouverai de sitôt. Et je ne peux pas dire que je ne fais pas confiance aux hommes, ou que je ne fais plus confiance aux hommes. Vivre seule est une manière de me protéger. Alors peut-être ça durera longtemps ou pas longtemps, je n’en sais rien.
Mais je voulais dire que ma vie n’est pas une succession d’échecs, je ne la réduirais pas à cela. Je suis fière d’avoir compris ce qui m’était arrivé, d’avoir pu me reconstruire, d’avoir eu des enfants, de les avoir mis au monde, d’avoir pu voir au moins deux d’entre eux qui vivent et qui aiment la vie. J’ai moi-même recommencé la musique. Refaire de la musique m’aide. Au départ, je suis organiste et guitariste, mais pour des raisons de santé, la guitare, je n’y arrive plus; quant à l’orgue, pour le moment, je n’ai vraiment plus envie de remettre les pieds dans une église. Je rejoue du piano.
Reconnaissance finale
Je voulais remercier toutes les personnes qui ont vu clair à ma place. Toutes mes amies proches et personnes qui m’ont fait comprendre que je ne pouvais plus vivre avec qui je vivais et qu’il était temps que je me fasse prendre en charge. Je remercie mes enfants d’accepter qui je suis et tout ce qui s’est passé.
Quelque part, ça me fait du bien de témoigner et même si ce témoignage est anonyme, je pense que ma famille comprendra. Ils sont tous abonnés à La Libre.“
Luc Dethier est psychanalyste, membre de l’École belge de psychanalyse. Il est notre expert dans cette chronique. Il analyse les propos d’Anouk.
”À chaque fois, devant des événements dramatiques et extrêmement fréquents comme l’inceste, ce qui compte, pour le psychanalyste, c’est la singularité de la situation.
Dans le cas d’Anouk, ce qui me frappe d’emblée, c’est une incapacité à faire lien dans la famille. Aussi bien, être ensemble que permettre une certaine indépendance, soit les deux versants de la relation familiale. Anouk le dit : “C’était chacun pour soi” et “chacun ses problèmes”. On observe une espèce d’indifférence. À l’heure actuelle, dit-elle en parlant de ses frères et sœurs, “chacun vit sa vie de son côté, ou bien, on est divorcé.”
Pour un psychanalyste, lorsque tous les enfants d’une même famille en arrivent à ce point, ce qui résonne, c’est l’image de parents qui se sont présentés comme des centres d’attraction aussi puissants qu’aliénants. Alors que, si on fait des enfants, me semble-t-il, c’est pour qu’ils grandissent et qu’ils partent. Anouk, on le voit, a eu énormément de mal à prendre de la distance avec sa famille, sinon en coupant tous les liens. Une difficulté à prendre de la distance vis-à-vis de son mari, aussi, puisque ce sont ses amies qui lui ont fait prendre conscience que celui-ci la maltraitait. Avec sa fille également, ça n’a pas toujours été simple. Celle-ci a dû claquer la porte, et n’est revenue que suite à la thérapie d’Anouk qui lui a permis de comprendre qu’on pouvait se reconstruire. Dans cette famille, les liens semblent donc avoir été conçus d’une manière telle qu’ils ne permettent pas l’exercice de la liberté d’aller et de venir. En résulte l’isolement final de ces enfants qui, en quelque sorte, continue de conforter et confirmer l’aimantation familiale de départ : ils restent comme des électrons gravitant dans l’orbite de l’atome parental. Anouk le dit clairement : la chape des parents n’admettait aucun dehors, sinon vécu comme intrusif; son mari, d’ailleurs, n’a jamais pu être accepté par ses parents.
Plus avant et plus largement, l’occultation de son inceste, le fait que, lors de son mariage à 25 ans, elle en ignorait encore le trauma, qu’elle ne le découvre qu’à l’âge de 40 ans, tous ces éléments prouvent que, dans cette famille, rien ne pouvait “faire événement”. Pas même un inceste. Rien ne pouvait rompre l’indifférence grise de cette “famille brouillardeuse”. Par conséquent, rien ne pouvait s’inscrire dans le vécu et la mémoire d’Anouk, tout devait se concentrer dans le “faire famille”. Et quand on est obligé de “faire famille”, c’est qu’il faut faire exister quelque chose qui n’existe pas : c’est que rien, dans la famille, ne la fonde, et que personne ne peut exister à part entière, que chacun est, au sens fort, un membre du corps familial qui risque de le détruire s’il s’en libère. Le fait qu’Anouk épouse un pervers narcissique et reproduise la même dynamique d’oubli de soi destructeur est en soi déjà un symptôme des liens aliénants. C’est presque une banalité mais ce sont dans les familles où les enfants sont les plus maltraités que les enfants sont les plus attachés à leurs parents. Et cette famille était à ce point maltraitante.
Enfin, on peut se demander comment le voile s’est levé pour Anouk, concernant son inceste. C’est lorsque sa vie est mise en danger que le trauma originel – et donc l’inceste comme l’expression de la glu familiale – peut refaire surface.
Ses comas, ses tentatives de suicide, autant de répétitions dans sa vie – le fait d’être celle à qui les hommes s’en prenaient au point d’avoir été plusieurs fois violée pendant les études – , démontrent le fait de vouloir attiser inconsciemment de nouvelles situations traumatisantes. Dans l’accumulation de nouvelles répétitions, un nouveau coup, brutal, comme ici son coma, lève l’ignorance, le refoulement et le déni. La victime cherche à mettre en place des choses pour sortir du trauma de départ, voire même mourir. Mais, en fait, dans la vie, on ne sait pas vraiment pourquoi on fait les choses. C’est un peu comme “les ruses de l’histoire” de Hegel. On pense faire quelque chose dans un but précis mais, en fait, c’est un autre but, plus inconscient, qui est visé. On répète, on répète… pour que quelque chose éclate au grand jour et éclaire le passé. C’est la notion d'“après-coup” de Freud. C’est dans l’après-coup que surgit l’avant-coup. Anouk, peut-on dire, a voulu mourir pour que lui soit révélée la violence meurtrière de sa famille. C’est ce qui l’a sauvée.
Je voudrais dire, pour finir, qu’il faut remercier des personnes comme Anouk qui ont le courage de témoigner et qui doivent être vues comme des “lanceurs d’alerte”."