"Mon arrière-grand-père a sauvé un jeune juif en le cachant dans les Musées du Cinquantenaire"
Au risque de leur vie, deux familles bruxelloises, les Jonnart et les Breuer, ont sauvé le jeune Ralph Mayer traqué par la Gestapo. Jean-Christophe Dubuisson, descendant des Breuer, raconte cette histoire dans un très beau livre. La Libre l'a rencontré, en compagnie de Bénédicte Jonnart, descendante de la famille du même nom.
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- Publié le 28-08-2023 à 12h17
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Novembre 1943. À Bruxelles, l’automne a inondé le Parc du Cinquantenaire, ses marronniers, ses pelouses, ses allées. Les journées sont plus courtes et les passants moins nombreux. Seul, caché dans le bureau du conservateur des Musées royaux d’Art et d’histoire, le jeune Ralph Mayer range la pile de livres qu’il a dévorés durant toute la journée, et s’allonge sur le matelas pneumatique posé au fond de la pièce. Il attendra que le silence soit total, puis il poussera la porte, descendra les escaliers et s’immergera dans les collections du musée fermé au public.
Voici quelques mois qu’il est réfugié dans les bureaux de la vénérable institution. Chaque jour apporte son lot d’anxiété, chaque bruit peut encore le faire sursauter, mais il a appris à faire confiance au bon regard de l’archéologue Jacques Breuer qui le protège, de son épouse Germaine et de leurs cinq enfants. Qui eût cru qu’il rencontrerait tant de Justes sur son chemin ?
Ralph est un juif exilé et traqué, raconte l'historien Jean-Christophe Dubuisson dans son ouvrage L'épopée de huit réfugiés juifs allemands dans l'Europe occupée (aux éditions Racine), fruit d'une longue enquête dans de nombreux pays. Né au printemps de 1924 dans les riches quartiers de Cologne, c'est à l'âge de onze ans qu'il découvre les rues de Bruxelles. Le cœur déchiré, sentant monter l'horreur du nazisme, son père Erich et sa mère Edith le confient aux soins de la Belgique. À l'époque, le couple n'obtient pas les papiers leur permettant de suivre leur fils, inscrit comme interne dans l'imposant Collège Saint-Michel d'Etterbeek. Ce ne sera qu'après la funeste Nuit de Cristal et ses violences antisémites suscitées par les nazis en 1938 qu'ils recevront le statut de réfugié. La famille se retrouve alors square Vergote à Woluwe-Saint-Lambert, au numéro 10, dans un petit appartement qui existe toujours et qu'ils partagent avec une autre famille - les Bloch - et une infirmière, Stefanie Kosterlitz. À huit, dans la promiscuité, la vie est rude pour ces familles qui ont tout perdu et pour lesquelles les nouvelles venues d'Allemagne sont insoutenables. Et lorsqu'aux premières lueurs du 10 mai 40, les bombardements du champ d'aviation d'Evere font trembler les immeubles de Woluwe, tous comprennent que l'horreur a désormais enjambé la frontière.

La demande aux Jonnart
Cloîtrés dans l'appartement, Edith et Erich tournent et retournent alors dans leur tête les perspectives d'avenir. Funeste, celui-ci se réduit au fil des mois et des ordonnances administratives qui traquent et poursuivent les Juifs. "Moins de six mois ont été nécessaires aux autorités allemandes pour retrouver leurs anciens compatriotes juifs. Grâce au légendaire et rigoureux travail administratif mis en place par le général Alexander von Falkenhausen, tout se sait", écrit Jean-Christophe Dubuisson. Le "désenjuivement" progresse dans les entreprises et dans les administrations, pendant que le cancer du nazisme s'enracine et s'empare de certaines consciences ; même au sein d'une partie de la jeunesse belge, constate l'historien, pour laquelle les cours d'histoire sont réécrits et manipulés.
En juin 1942, les faux papiers ne suffisent plus et les passants reconnaissent désormais les Juifs, marqués d'une étoile jaune, dans les rues de la capitale. Erich décide alors de se rendre non loin de chez lui, rue Jean Linden, chez Albert Jonnart (dont la rue a pris le nom). Ces derniers mois, les deux hommes ont appris à se connaître. Résistant, homme bon aux petites lunettes rondes et aux sourcils broussailleux, l'avocat Albert Jonnart conseille Erich Mayer, alors que son fils Pierre s'est lié d'amitié avec Ralph sur les bancs du Collège Saint-Michel. "Quand la situation est devenue dangereuse pour les Juifs, racontait Pierre Jonnart en 2016, le père Mayer a demandé à mon père de pouvoir héberger chez nous son fils, Ralph, qui était mon copain. […] Mon père a accepté. Ma mère aussi. On l'a installé dans une chambre de la maison où il passait ses jours à attendre, comme il n'allait plus en classe."

L’arrestation
De cette planque, tout le monde garde le silence. Ralph passe ses journées caché dans sa chambre. Seul Pierre apporte à son camarade les cours de latin, de français, de maths que Ralph recopie et étudie. Il ne sort jamais, sauf parfois, la nuit tombée, quand les rues sont désertes. Furtivement, il franchit quelques centaines de mètres et se rend chez ses parents pour y partager de brèves retrouvailles. D’une semaine à l’autre cependant, la situation s’aggrave. Les parents Mayer ont refusé de se rendre à la Gestapo et plongé dans la clandestinité. Ils savent leur arrestation imminente. En catastrophe, ils déménagent au numéro 8 du même square Vergote, dans un appartement fantôme, sans sonnette. Le 26 août 1942, en fin de journée, depuis la fenêtre de la maison voisine où ils viennent de se réfugier, Edith distingue un camion d’où sortent des soldats qui défoncent et vident leur ancien appartement. La Gestapo est sur leurs pas.
Les mois passent, mais les rues ont des yeux et des oreilles. Dans les quartiers de Woluwe et d’ailleurs, Icek Glogowski scrute les allées et venues. Le "gros Jacques" (c’est son surnom) est un juif et ancien proxénète de la Gare du Nord qui a perdu la tête depuis l’arrestation de son épouse et de leurs trois enfants, emmenés à Auschwitz en septembre 42. Pour des raisons inconnues, il a entrepris de servir l’occupant et l’aide à arrêter les Juifs. Est-ce lui qui vit Ralph se rendre chez ses parents la nuit tombée ? Peut-être.
Le 13 juillet 43, vers cinq heures du matin, on frappe à la porte de chez les Jonnart. "Mes parents ont tout de suite compris que c'était la Gestapo", expliquera Pierre. Les policiers pénètrent dans l'habitation et fouillent toutes les pièces. Au dernier étage, Pierre aide Ralph à sortir sur les toits de Woluwe. Il s'enfuit, mais les Allemands découvrent son lit encore chaud. Pour la famille Jonnart, l'histoire prend alors un cours tragique. Albert, le père, est arrêté. Prisonnier politique, il est emmené au nord de la France, dans le camp de travail de Watten pour construire le blockhaus d'Eperlecques. Des suites de cette incarcération, il mourra malade le 15 mars 1944. Sa famille l'apprendra par un simple courrier quelques jours plus tard. Aujourd'hui, lui et son épouse Simone sont reconnus "Justes parmi les Nations", et la rue Jean Linden, où ils habitaient, porte le nom d'avenue Albert Jonnart.

Le choix des Breuer
Plusieurs heures après l’arrestation, Ralph Mayer regagne le domicile des Jonnart par les toits. Impossible pour lui d’errer plus longtemps en pyjama dans les rues du quartier. Il découvre alors la famille en pleurs, et plonge dans une profonde culpabilité. Pour libérer Albert, il propose de se constituer prisonnier. Simone refuse, lui répète qu’il n’a rien à se reprocher et que sa reddition ne résoudra rien. Il faut cependant lui trouver d’urgence une nouvelle cachette. Pierre descend alors la rue et fonce chez une famille amie, les Breuer, qui habitent au numéro 1 du square Marie Jose, à un kilomètre de là. Pierre confie tout à Jacques et Germaine Breuer.
C'est alors la vie de cette famille qui bascule. En quelques instants, devant Pierre paniqué, et leurs propres enfants qui écoutent la conversation, le couple doit trancher un terrible dilemme : doivent-ils abandonner Ralph à une mort certaine, ou le protéger et risquer leur propre arrestation ? "Malgré l'urgence, Jacques s'octroie quelques minutes de réflexions", raconte aujourd'hui Jean-Christophe Dubuisson - leur arrière-petit-fils. Une option consiste à accueillir Ralph au sein de la maison familiale. Mais personne ne peut dire que Pierre n'a pas été suivi. Ce plan est trop risqué. Comme tous les jours, Jacques prend alors, seul, le chemin de son bureau au Musée du Cinquantenaire. Il charge son fils d'y conduire Ralph, une demi-heure plus tard et dans la plus grande discrétion. C'est ainsi que ce dernier, qui a été réveillé à l'aube par des cris et les bruits de bottes allemands dans l'escalier, "baigne en soirée dans le silence feutré du bureau du Conservateur du Musée royal du Cinquantenaire". "En journée, je te ferai passer pour mon stagiaire, lui dit Jacques Breuer. Et la nuit, tu dormiras dans mon bureau." Ralph n'a d'autre choix que de faire confiance à son protecteur qui aura la lourde tâche, le lendemain matin, de lui apprendre que ses parents - Edith et Erich - ont été arrêtés square Vergote.

"Ralph n’a jamais pu reconstruire sa vie"
Comme des milliers de Juifs, Edith et Erich passeront par le siège de la Gestapo, avenue Louise, avant de rejoindre la caserne Dossin près de Malines, puis Auschwitz, où ils seront gazés.
Caché par les Breuer jusqu'à la Libération, Ralph sera sauvé. Rongé par la culpabilité, la solitude, la perte des siens, il quitte la Belgique après l'armistice, passe d'un pays à l'autre, cherche la vérité sur la mort de ses parents, exerce diverses professions et se marie en Hollande. "Il n'a jamais vraiment pu reconstruire sa vie, raconte aujourd'hui Jean-Christophe Dubuisson. Son existence aura été broyée par la grande Histoire. Jusqu'à sa mort en 1998, il reviendra régulièrement en Belgique pour remercier les Jonnart et les Breuer." De leur côté, ces familles se lieront par le mariage de deux leurs enfants. Leurs noms sont aussi inscrits sur le mur du mémorial Yad Vashem à Jérusalem : Jacques et Germaine Breuer, ainsi que leur fils Jean (volontaire de guerre tué aux Pays-Bas en 1945) sont comme les Jonnart reconnus "Justes parmi les nations".

"Ils ont répondu présent"
Cette histoire, relatée avec finesse par l’historien Jean-Christophe Dubuisson, rend compte de la vie bruxelloise sous l’occupation. Son ouvrage est le témoignage de l’horreur nazie tout autant que celui d’une émouvante communion de justes : les Breuer, les Jonnart, mais aussi de nombreux complices - le père jésuite Charles Brunin du Collège Saint-Michel qui cacha des élèves juifs, Joseph-Octave Note, le concierge du Musée du Cinquantenaire qui aida Ralph à s’y dissimuler, ou l’avocat Jean de Launoy qui prit des risques pour que la famille Jonnart puisse revoir une dernière fois leur mari et père Albert, détenu près de Saint-Omer.
Qu'est-ce qui fit la force de ces femmes et ces hommes qui auraient pu trouver de nombreuses et sincères excuses pour ne pas risquer leur vie ? "Nos familles étaient soutenues par une foi profonde et de grandes valeurs humanistes", répondent aujourd'hui Jean-Christophe Dubuisson et Bénédicte Jonnart qui a longtemps étudié la vie de ses grands-parents. "Ma grand-mère répondait très simplement à cette question, ajoute-t-elle, elle avouait que cela leur était arrivé, qu'ils ne l'avaient pas cherché, mais qu'ils avaient répondu présent."

