Histoire des préjugés: "Les végétariens sont des gens tristes"
Durant des millénaires, la viande s’est vue conférer une primauté absolue dans l’imaginaire collectif occidental. Au point d’associer les légumes à la pénitence. Le végétarien serait considéré comme un rabat-joie qui ne permettrait plus la communion de table. C’est ce que déconstruit Florent Quellier dans l’ouvrage “Histoire des préjugés”.
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Publié le 04-02-2023 à 20h01 - Mis à jour le 05-02-2023 à 10h13
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"Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es” (Brillat-Savarin, 1826). L’alimentation se prête particulièrement bien à une histoire des préjugés, observe Florent Quellier, historien des cultures de l’alimentation et du végétal et professeur d’histoire moderne à l’université d’Angers, dans l’ouest de la France. Ce que l’on ingère renvoie automatiquement à notre identité, au groupe social auquel nous appartenons. Comme 38 autres historiens, Florent Quellier a tenté de comprendre dans l’ouvrage Histoire des préjugés les racines d’un préjugé, en l’occurrence celui qui frappe les végétariens en Occident.
Longtemps, notre civilisation occidentale a conféré à la viande une primauté absolue. Pourquoi ?
Précisément parce que la viande a longtemps été associée à la réussite sociale, la richesse, la virilité, la bonne santé, au repas festif. C’est une idée qui est déjà présente dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Les élites dites “barbares” consommaient de la viande, les peuples francs aussi. La viande symbolise alors la puissance. Le christianisme viendra ensuite conforter cette image-là en introduisant les jours maigres et la pénitence alimentaire basée sur la suppression de la viande. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la population veut manger de la viande rouge car c’est la preuve de la santé. La consommation de viande est alors considérée comme un moyen de “faire son sang”, de “faire sa chair”. Il y a cette analogie entre le sang et la viande saignante. Ce primat absolu de la viande a perduré jusque dans les dernières décennies du XXe siècle.
Dans la France des Lumières, l’écrivain Jean-Jacques Rousseau préconise pour les enfants un régime végétarien afin de ne pas les rendre violents et cruels. N’est-ce pas là le revers d’un même préjugé ?
Oui bien sûr, c’est ce que je tente d’expliquer dans ma contribution à l’ouvrage. Selon Rousseau, pour être bon, l’enfant doit consommer des légumes, des fruits et des laitages, mais pas de viande ayant coûté la vie à un animal. Nous retrouvons là l’avers et le revers d’un même préjugé : au carnivore forcément belliqueux répond le végétarien évidemment pacifique. Il y a là l’idée que l’alimentation influence ce que l’on est, que nous sommes ce que nous mangeons. Mais sur le temps long, j’y reviens, notre société occidentale est essentiellement lipophile, consacrant le gras, la graisse animale et le beurre. C’est ce qui fait fantasmer la population.
Quand avons-nous basculé dans une société lipophobe, et cela a-t-il eu pour effet de consacrer les légumes ?
Le basculement vers une société lipophobe se fait au cours du XIX/XXe siècle avec la promotion des nouveaux canons de beauté, singulièrement pour les femmes. On veut des corps qui sont amincis, on dévalorise automatiquement le gras. Toutefois, cette dévalorisation du gras va avoir pour conséquence sur l’imaginaire collectif que les légumes vont être associés au régime minceur, à l’idée de punition, de tristesse. Cela conforte en fait une idée plus ancienne qui est que les légumes ne seraient pas nourrissants, contrairement à la viande qui permet de refaire ses forces. Aux malades de l’époque, on leur donnait d’ailleurs un bouillon de viande et non une soupe de légumes.
Avez-vous un exemple de légume qui subit particulièrement ce type de préjugé ?
L’exemple par excellence de cela, ce sont les légumineuses. Elles sont très nourrissantes et, pourtant, elles sont appelées : “la viande du pauvre”. Dans l’imaginaire collectif, il y a cette idée qu’elles provoqueraient des flatulences, que ceux qui en consomment seraient des gens rustiques, paysans, avec une forme de balourdise. C’est très dévalorisant.
Depuis quelques années, en Occident, les lignes ne sont-elles pas en train de bouger ?
Cela dépend des milieux sociaux, de l’environnement (urbain ou rural) et de la tranche d’âge de la population. Cela dépend aussi des pays. Les pays anglo-saxons respectent davantage la liberté de choix alimentaire des convives là où les pays de culture catholique comme la France ou la Belgique restent très attachés au partage, à la communion de table. Chez nous, il y a cette idée que les végétariens seraient des rabat-joie qui ne permettent plus le jeu social. Ils se mettraient au ban de la convivialité, de la communion de table en ne voulant pas partager la viande lors d’un repas festif.
Mais dans le même temps, c’est vrai, le discours médical actuel est favorable à une baisse de la consommation de la viande. Les lignes bougent également en ce sens du fait des raisonnements autour de l’environnement et du réchauffement climatique. Enfin, on assiste clairement aujourd’hui à une augmentation du nombre de végétariens. Cela s’observe dans les familles. Mais l’élément de crispation qui persiste s’opère au niveau de l’organisation des repas festifs, où l’on a encore du mal à accepter que tout le monde ne mange pas la même chose.