Primauté du politique, possibilité de la guerre, fragilité des démocraties…. Comment Raymond Aron nous aide à analyser l’agression russe en Ukraine
Qu’aurait pensé le grand intellectuel français (1905-1983) de l’impérialisme poutinien ? Entretien avec Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique (Paris-Panthéon-Assas), spécialiste des relations internationales et admirateur de Raymond Aron.
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- Publié le 04-02-2023 à 11h07
- Mis à jour le 04-02-2023 à 11h08
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Est-il raisonnable de convoquer un intellectuel du XXe siècle pour décoder les enjeux du XXIe ? Nous le pensons. Raymond Aron (1905-1983), par sa clairvoyance et son attachement aux libertés, aura été un homme seul. Seul face à la caste universitaire de l’après-guerre, subjuguée par le marxisme et justifiant les crimes commis en son nom. Seul face à certains gaullistes qui ne lui pardonnaient pas son atlantisme et son libéralisme classique. Le sociologue, philosophe et éditorialiste (au Figaro puis à L’Express), formé à l’École normale supérieure en même temps que Jean-Paul Sartre, se sera pourtant beaucoup moins trompé que ce dernier.
Depuis plusieurs années, Raymond Aron, l’un des penseurs français les plus lus dans le monde, connaît un retour en grâce. On redécouvre la profondeur et le réalisme de ses analyses alors que les démocraties sont fragilisées. Ce “spectateur engagé” comme il se qualifiait lui-même, “journaliste au Collège de France et professeur au Figaro” selon la formule acide du général de Gaulle, se révèle particulièrement utile pour mieux analyser le retour de la guerre sur le continent européen.
C’est également l’avis de Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’Université Paris-Panthéon-Assas et spécialiste des relations internationales influencé par l’œuvre de Raymond Aron. Il a accepté de confronter la pensée aronienne, construite sur la conviction que l’histoire des hommes est tragique, à la violence déchaînée par les Russes en Ukraine.
Si Raymond Aron vivait encore, il nous dirait qu’à l’égard de la Russie, les Occidentaux ont été naïfs. Encore aujourd’hui, il existe des tyrans qui peuvent engager leur pays et tout un continent dans la guerre. La fin de l’Histoire aura été une illusion dangereuse…
Avec le conflit en Ukraine, nous vivons un “moment aronien” : nous mesurons, comme le faisait Aron, la fragilité et le prix de la démocratie. Après la guerre froide, nous avons vécu comme si les clivages idéologiques et les menaces qui pèsent sur la démocratie étaient voués à disparaître. Mais la démocratie est aujourd’hui en péril. Un péril interne, car il existe une crise de confiance des citoyens dans la capacité de la démocratie à surmonter les défis socio-économiques et à gouverner de façon juste. Je pense aux Gilets jaunes en France, à l’attaque du Capitole aux États-Unis, qui constituent des formes de sédition. Ces difficultés se doublent d’une crise à laquelle Raymond Aron était déjà sensible durant la Guerre froide : la fragilité des démocraties face à ceux qui veulent les détruire. Le discours de Vladimir Poutine, qui n’est pas nouveau, consiste à dire que les démocraties libérales sont décadentes, qu’elles sont impuissantes et néfastes. Le danger nouveau, c’est que de plus en plus de citoyens au sein des démocraties occidentales expriment une idée convergente, estimant que la liberté démocratique serait périmée.
Aron, en penseur “réaliste” du politique, a également toujours pris en compte dans ses analyses la possibilité de la guerre. L’Europe la redécouvre et est frappée de stupeur.
Il a été l’un des premiers penseurs à prendre au sérieux la possibilité de la guerre. En effet, nous avons été naïfs, car nous pensions que la proposition démocratique viendrait à bout des conflits majeurs dans l’après-Guerre froide. Sur le plan de l’analyse de la guerre, Raymond Aron était un professeur probe, qui a donné aux questions internationales et stratégiques leurs lettres de noblesse. Il était engagé en faveur du libéralisme politique, mais il avait le souci d’une analyse rigoureuse, la plus clinique, la plus apaisée, la plus nuancée et la plus complexe possible. L’un de ses apports, c’est qu’on ne peut pas comprendre la chose politique sans tenir compte des idéologies et des représentations qui animent les acteurs politiques.
Justement, à l’égard du conflit en Ukraine, a-t-on sous-estimé la volonté de revanche post-soviétique et le cadre de pensée impérialiste de Poutine ?
En un sens, nous n’avons pas été suffisamment démocrates ou libéraux, car nous n’avons pas pris au sérieux les autres visions du monde. Oui, il existe des gens qui sont résolument contre la démocratie et qui voient le monde autrement. Pour cette raison, il faut que les démocraties sachent se défendre. En 2007, à Munich, Vladimir Poutine avait prononcé devant les autres dirigeants un discours qui était une déclaration de guerre au système de pensée occidental. On s’est dit alors qu’il voulait rendre son honneur et son statut à la Russie. On ne pensait pas que cela se traduirait par une telle dégradation des relations et une telle expression de la force russe. Raymond Aron avait déjà dit que la diffusion des normes libérales, le droit, l’économie, n’allait pas forcément pacifier les mœurs.
Peut-on dire de Raymond Aron qu’il a toujours eu raison ?
Je suis un aronien convaincu, mais il faut aussi rappeler qu’au début des années quatre-vingt, Raymond Aron envisageait une dégradation très forte du système international, un affrontement majeur avec l’URSS. Celui-ci n’a pas eu lieu. Il a eu presque toujours raison, mais il a pu lui arriver de surestimer la menace de l’Armée rouge et ses capacités au moment où le système soviétique était en train d’imploser.
La menace atomique est fréquemment brandie par le pouvoir russe pour tenter d’intimider l’Otan. Aron, commentateur réputé de Clausewitz, a également décortiqué la question de la guerre nucléaire. Peut-il nous aider à comprendre le jeu actuel ?
Il a été l’un des premiers en France à importer des États-Unis les réflexions sur la dissuasion. La position d’Aron sur le nucléaire n’était d’ailleurs pas compatible avec celle du général de Gaulle. Contrairement à ce dernier, il considérait que la France n’avait pas à développer un arsenal nucléaire indépendant, mais devait se ranger sous le parapluie américain. Pourquoi ? Car il fallait qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le soutien de la France aux États-Unis. On se retrouve aujourd’hui face à des questionnements similaires : où se joue la sécurité européenne, en Europe ou aux États-Unis ? Elle est assurée essentiellement par les USA. Les Allemands ont attendu de voir si les Américains envoyaient des chars lourds en Ukraine avant de prendre la même décision. C’est un signal fort : la puissance militaire et nucléaire américaine constitue toujours la pierre angulaire de la sécurité de notre continent.
Quelle conclusion tirait-il de l’existence d’armes nucléaires dans le rapport au pouvoir ?
Pour Raymond Aron, le nucléaire est l’expression de la primauté du politique, de la primauté de la puissance civile sur la puissance militaire. L’arme atomique a fait apparaître la responsabilité immense qui repose sur les épaules des chefs d’État. Tout cela plaide pour une doctrine de dissuasion. L’arme nucléaire est une arme de non-emploi qui empêche la guerre totale d’avoir lieu. Raymond Aron a montré que l’arme nucléaire rend le politique encore plus responsable de la sécurité nationale et internationale. Il critiquait ceux qui envisageaient l’arme atomique comme une question technique ou scientifique, uniquement militaire, et non politique.
En opposition aux marxistes, il considérait qu’il n’y avait pas de déterminisme historique. L’histoire est ce que les hommes décident d’en faire. Ne l’a-t-on pas considéré à tort comme un penseur triste, pessimiste ?
Son libéralisme est tout sauf pessimiste. Il est fondé sur l’idée qu’on peut construire une société plus libre, plus ordonnée. Il y a une mauvaise compréhension en Europe de ce qu’est le libéralisme. On a tendance à le réduire à sa dimension économique. Il n’aurait pour vocation que de s’adapter à l’air du temps, que de se plier aux injonctions du capitalisme. C’est tout le contraire : le libéralisme, c’est se donner les moyens d’être libre politiquement en faisant de l’économie et du social un moyen d’émancipation. C’est pour cela que Raymond Aron regardait du côté des États-Unis : il avait le sentiment que les fédéralistes américains avaient véritablement compris le sens profond de la liberté politique. Il était un admirateur sincère de la république démocratique américaine, tout en critiquant sa politique étrangère. Dans République impériale, il parle de la tentation hégémonique des États-Unis, comparable à certains épisodes de l’Empire romain.
Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron…. Que vous inspire cet adage célèbre ? Avec Sartre, un horizon est fixé et on peut le rechercher quitte à commettre des erreurs. Avec Aron, on ne commet pas d’erreur d’analyse, mais on ne se bat pas contre les injustices de son époque.
L’idéal sartrien se condamne à l’impuissance, car il ne peut pas être traduit dans la réalité politique. De plus, il repose sur une fascination pour la violence. Il faut se souvenir de sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Dans ce texte, Sartre justifie la violence la plus effroyable dans la décolonisation (“Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé”). Sartre s’était placé en dehors du débat politique par une radicalité qui empêchait tout compromis avec le reste de la gauche française. À quoi bon avoir un idéal si celui-ci ne peut constituer une idée régulatrice, pour faire référence à Kant… Chez Raymond Aron, il n’y a pas de résignation. Pour lui, l’idéal démocratique suppose le pluralisme et l’humilité dans le rapport à l’autre. La vérité politique existe, mais n’est compréhensible qu’à travers le conflit des interprétations. Réaffirmer l’idéal démocratique est essentiel dans un contexte où des régimes autoritaires et dictatoriaux éprouvent de la haine pour cet idéal.
”Raymond Aron est une lumière pour les intellectuels” : Calmann-Lévy republie son œuvre complète
En 1943, Raymond Aron est à Londres où il rejoint de Gaulle. Il y rencontre et noue un lien avec les descendants de Michel Lévy, fondateur des éditions Calmann-Lévy. Après la guerre, en 1947, Calmann-Lévy et Raymond Aron créeront ensemble une collection contre la pensée totalitaire : “Liberté de l’esprit”. Y seront publiés des ouvrages d’Hannah Arendt, d’Arthur Koestler, Norbert Elias, Marcel Gauchet, Claude Lefort, François Furet… Fort de cette relation historique avec Aron, Philippe Robinet, l’actuel directeur général de Calmann-Lévy, a décidé de republier fin janvier l’intégralité de son œuvre. “J’avais décidé de recréer la collection Liberté de l’esprit mais, au fil des discussions avec Dominique Schnapper, qui est la fille de Raymond Aron et une grande sociologue, il est apparu que les livres de Raymond Aron étaient dispersés et parfois même inaccessibles, explique-t-il. Il fallait qu’on les centralise pour les chercheurs, les universitaires, le grand public… Cette œuvre n’est pas morte, sa pensée éclaire notre réflexion sur le monde d’aujourd’hui. Raymond Aron est une lumière pour les intellectuels.”