”En politique, il existe une soif de pouvoir qui va jusqu’à l’ivresse”
Ancien élu et mandataire politique, Carlo Luyckx préside aujourd’hui l’Union bouddhiste de Belgique. Il est l’un des rares politiques à pouvoir se targuer d’avoir un livre préfacé par le Dalaï-Lama et Matthieu Ricard. Dans “L’intégrité en politique, une utopie ?”, il propose une sorte de mode d’emploi pour le novice en politique.
Publié le 12-02-2023 à 08h10 - Mis à jour le 12-02-2023 à 08h11
:focal(1495x1005:1505x995)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/OJMXQZSK7JHLREUNFNK3GA6EKY.jpg)
Nous nous le demandons tous un soir : “Qu’ai-je fait de mon idéal ?” Dans la jungle de la politique, sur les chemins du pouvoir, les pièges (égocentrisme, mégalomanie, intrigue, arrogance, règlement de comptes…) sont nombreux. Comment maintenir son idéalisme initial sans glisser, sans chuter ? Il n’existe pas d’école du savoir-vivre et du savoir être en politique. Fort de 20 ans d’expériences vécues et de témoignages reçus, Carlo Luyckx propose une sorte de mode d’emploi pour le novice en politique. Outre les difficultés de l’entrée puis de l’exercice du pouvoir, il scrute les poisons mentaux susceptibles d’altérer l’intégrité et l’altruisme. Il propose aussi des solutions.
Dans les difficultés de l’exercice du pouvoir, vous explorer plusieurs points tels que la prise de décision, la technicité de la gestion, la dictature des sondages, l’arbitrage et aussi le compromis, très belge. Expliquez-nous.
En théorie on loue ce principe. Chacune des parties autour de la table des négociations abandonne une partie de ses revendications et fait des concessions, tout en tentant de préserver l’essentiel. Le compromis permet de prendre une décision et d’agir plutôt que de s’arc-bouter sur une position qui bloque. Mais la réalité peut être moins belle lorsque d’interminables pourparlers s’apparentent à des marchandages où tout est conditionné par du donnant donnant basé sur des comptes d’apothicaires, surtout quand il y a également des nominations en jeu. L’arrangement, alors, est nommé le “package” et implique qu’il y a un accord sur rien tant qu’il n’y a pas un accord sur tout. Des négociateurs rodés peuvent faire preuve d’une habilité redoutable en jouant de tactiques de distraction et d’épuisement de l’adversaire. Dans l’idéal, au lieu du “donnant-donnant”, l’art du compromis devrait privilégier le “gagnant-gagnant”.
La colère semble assez répandue en politique.
Certains en usent de manière habile pour imposer leur volonté. Curieusement, des politiques vont jusqu’à se vanter de leur accès de colère. Cela reflète en partie le caractère belliqueux du monde politique qui se délecte d’expressions relevant d’un vocabulaire guerrier. En fait, ils confondent la colère – irréfléchie et véhémente – avec l’indignation, sentiment plus noble. Cette dernière est grave mais mesurée. Elle est révoltée mais lucide. Elle est compatissante pour les victimes mais résolue à mettre fin à l’injustice sans haine pour les auteurs. À la radio le matin, les politiques devraient plutôt opter pour un “je suis indigné”.
Vous écrivez que “Ces dernières années l’image a pris une ampleur démesurée en politique, dépassant de loin l’importance du message verbal ou écrit”. Avec quelles conséquences ?
La communication prônée aujourd’hui par les experts simplifie à outrance, se basant sur le fait que “trop d’information tue l’information”. Le marketing politique recherche les petites phrases qui retiennent l’attention et déclencheraient l’adhésion d’un grand public. C’est l’application des principes du monde publicitaire. Confronté à l’abondance de campagnes concurrentes, il faut trouver l’astuce qui propulse au premier rang le produit promu. Le message politique est ainsi devenu un produit que le citoyen doit avoir envie d’acheter et qui, par conséquent, ne devrait pas être trop compliqué. Mais c’est surtout de sa propre image que le politique se préoccupe. Parce que pour réaliser ses ambitions, il est primordial d’émerger, de donner une “bonne image”, conforme à un souhait projeté. Imaginez le travail… et les contorsions. Ensuite si construire une bonne réputation demande des efforts considérables, il suffit d’une erreur pour la compromettre voire la perdre. Certains restent marqués à jamais. D’autres bénéficient de “l’effet Teflon” et accumulent des dérapages sans que cela reste collé à leur image, à l’instar de la célèbre poêle antiadhésive. Comme si l’opinion publique leur pardonnait. Berlusconi et Trump en ont bien profité.
On parle peu de la solitude du politique. Vous, oui.
Au fur et à mesure qu’il gravit les échelons du pouvoir, un politique se trouve de plus en plus isolé. Comment se crée cette solitude ? Les rapports avec ses anciens compagnons de route changent de nature : d’une part, le mandataire bénéficie d’une poussée d’estime et d’une aura d’étoile montante qui suscitent intérêt et respect, de l’autre il devient l’objet de jalousies et de rivalités. L’amitié perd de sa spontanéité. La confusion entre l’élu et le mandat exercé peut devenir source de malentendus, tant dans le chef de la personne concernée – à travers cette phrase révélatrice “Mais vous ne savez pas qui je suis !”– que de ses interlocuteurs. Les égards reçus et la faculté d’être quasi constamment au centre de l’intérêt le confortent dans son identification avec le poste. Il s’y attache chaque jour davantage. La conséquence est la peur de perdre le précieux mandat. Une méfiance s’installe, quelques fois même vis-à-vis de ses collaborateurs. Et dans une stratégie de défense préventive, le politique peut alors mettre en place un mécanisme qui incite à “couper les têtes qui dépassent”, à savoir de ceux qui, brillants, sont susceptibles de devenir des rivaux, donc un danger. La confiance règne rarement en politique.
En entrée du chapitre expliquant près de 50 pièges du pouvoir, vous mettez en garde. “Le véritable péril ne se situe pas seulement à l’extérieur, dans l’exercice du pouvoir, il relève aussi de sa propre réaction par rapport à l’expérience de ce pouvoir.” Comment y échapper ?
En fait le remède principal est l’introspection : rester conscient de ses paroles et de ses actions, se surveiller et pouvoir se détacher. Dans notre éducation, peu reçoivent des “techniques” pour se remettre en question. Le novice en politique va rencontrer un éventail de pièges dans lesquels il risque de tomber s’il ne dispose pas d’instruments pour cultiver sa vigilance. Ces pièges sont ses comportements (égocentrisme, avidité, arrogance, agressivité, mensonge, cynisme…) qu’il peut adopter progressivement et de manière quasi inconsciente, corollaires des changements extérieurs (flatterie, jalousie, trahison, règlements de compte…) qui s’opèrent autour de son ascension. Ses nouveaux comportements risquent de saper peu à peu les fondements de son idéalisme qui fondait sa volonté de s’engager en politique. Au bout du compte, il ne restera de lui qu’un slogan vidé de son sens originel.
Êtes-vous tombé dans ces pièges ?
Bien sûr. Dès ma nomination comme échevin, pas mal de “courtisans” se sont présentés à ma porte. Cela flatte l’orgueil et vous pouvez rapidement perdre la tête. C’est pourquoi, il est important de rester éclairé. Heureusement j’avais un maître, une sorte de père spirituel, à qui je pouvais demander conseil. Il m’arrivait aussi de me retirer et de me plonger dans l’introspection et la méditation. Chaque été, je partais en retraite pendant un mois, seul sur une île écossaise puis dans un coin isolé d’Espagne. Toutefois, je peux affirmer aujourd’hui que grâce à la politique, je suis devenu meilleur. Parce que c’est facile d’être une meilleure personne, seule dans son jardin. Mais la politique – qui est une jungle – m’a fourni constamment des occasions où me confronter, m’exercer, m’améliorer, me construire.
On connaît les affaires Nethys, du Samusocial à Bruxelles, du Qatargate ou du parlement wallon : pourquoi des politiques qui sont matériellement à l’abri, dérapent tombent dans la corruption, le détournement ou l’abus de biens sociaux ?
Parce que certains n’en ont jamais assez, habités qu’ils sont par le “toujours plus”. Une fois qu’on a légèrement passé la ligne rouge – quelquefois par sympathie ou par renvoi d’ascenseur –, c’est l’engrenage. Ensuite, pourquoi pas une deuxième fois ? Un chantage à dévoiler le dérapage va enfermer davantage l’élu dans le piège. L’endettement et son cercle vicieux peuvent aussi l’expliquer. À côté, le fait d’être gâté et coupé de la réalité ne favorise pas le discernement et la capacité de recul de certains.
“La possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison”, écrivait Kant. À ce point ?
Il existe une soif du pouvoir qui va jusqu’à l’ivresse. Comme une vraie drogue avec son côté addictif. Plus on s’y attache, plus on craint de le perdre. Avoir du pouvoir devient une fin. Et quelques fois tous les moyens sont bons pour le garder. Les rapports aux autres sont intéressés et varient selon qu’ils soient électeurs ou soutiens potentiels. Cette ivresse doublée d’une crainte continue d’en être dépossédé ne sont pas des fatalités. À côté du plaisir fugace de voir son ego glorifié, d’autres élus trouvent le bonheur dans l’accomplissement de leur mandat, animé par le désir sincère de résoudre les problèmes d’autrui, d’alléger leur souffrance et de créer les conditions de leur bien-être. Enfin, il faut se rappeler que tout est impermanent, le pouvoir aussi. À la naissance, on sait qu’on va mourir. Tout mandat – ministre, bourgmestre ou échevin – connaîtra une fin.
Vos propos ne sont-ils pas naïfs ?
Le pouvoir est un outil, comme l’argent. Il est neutre. Il offre un incroyable effet multiplicateur à des actes posés ou des paroles prononcées. Il peut aboutir à un cataclysme comme l’a amené Hitler mais aussi à des réalisations incroyablement positives comme celles poussées par un Mandela ou un Gandhi. À force de bienveillance, d’abnégation, d’impartialité et de lucidité, ils ont transformé l’égocentrisme en altruisme. C’est une réalité pour tout le monde : alors qu’on cherche erronément le bonheur à l’extérieur (dans la richesse, dans le pouvoir, dans une quantité de possessions…) on se rend compte que mon bonheur se trouve en fait dans le bonheur des autres. La grande Histoire comme beaucoup de petites chez nous montrent que, oui, l’intégrité en politique est possible.
Bio Express
Issu d’une grande famille catholique anversoise, Carlo Luyckx explore le mouvement hippie, quelques substances et Katmandou pour ensuite s’instruire (notamment) à la peinture au sein d’un centre bouddhiste tibétain en Écosse. Il le quitte pour fonder un centre bouddhiste à Anvers puis un autre à Bruxelles en 1977. À trente ans, il entame des études en sciences politiques à l’ULB, se frotte au libre examen pour entrer par après en politique avec le PS, séduit surtout par Charles Picqué. Il s’investit avec vigueur dans le Mouvement Européen qui a vocation à sensibiliser le citoyen à l’intégration européenne. Conseiller communal à Saint-Gilles, il enchaîne trois mandats d’échevin (de 2000 à 2018) avec un score électoral à faire pâlir d’envie certains colistiers.
Après 25 ans en politique, ce président de l’Union Bouddhique Belge (depuis 2014) se réjouit aujourd’hui que la reconnaissance officielle du bouddhisme comme philosophie non confessionnelle se trouve sur la table du conseil des ministres pour être enfin signée.
Fin 2022, après avoir pris des notes pendant 20 ans, il publie “L’intégrité en politique, une utopie ?”