"En 2013, le Pape a retourné les cardinaux en trois minutes et demie"
Il y a 10 ans, François était élu par ses pairs. La surprise fut totale à l’époque. Aujourd’hui, que retenir de ses dix ans de pontificat ? Analyse avec Frédéric Mounier auteur d’une biographie consacrée au Pape.
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Publié le 12-03-2023 à 10h00
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Il y a dix ans jour pour jour, le 13 mars 2013 à Rome, personne d’abord ne comprit son nom. Jorge Bergoglio, le futur pape François, n’était pas du tout dans les cartons des journalistes. Personne n’avait misé sur lui parmi les papabile. Au point qu’il fallut de longues minutes à la foule, amassée sur la Place Saint-Pierre, pour bien prononcer son patronyme. Dix ans plus tard, le pape François est une des personnalités les plus connues au monde. Frédéric Mounier, correspondant du quotidien La Croix à Rome en 2013 et auteur d’une biographie consacrée au Pape (1) revient sur son pontificat, ses réussites et ses difficultés.
Quelle fut votre première réaction quand vous avez entendu le nom du pape François résonner sur la place Saint-Pierre il y a dix ans, et quand vous l’avez vu apparaître au balcon de la basilique ?
Ce fut, avant tout, une immense surprise. Personne ne s’attendait à ce que le cardinal Bergoglio soit élu pape. On savait qu’il avait été en lice en 2005, lors du précédent conclave, mais on se souvenait aussi qu’il était de santé fragile, plus âgé, qu’il n’aimait pas les voyages, qu’il n’était pas polyglotte… Autant de qualités attendues du futur pape. On a donc tous été extrêmement étonnés dans la salle de presse, car on pensait tous voir arriver au balcon le cardinal Scola, archevêque de Milan. Pour vous dire d’ailleurs le niveau de confiance des Italiens en leur candidat, la Conférence épiscopale italienne a même publié par mégarde un communiqué de félicitations au cardinal Scola lorsque la fumée blanche est apparue. Ce qui m’a marqué ensuite, c’est la manière avec laquelle François est apparu au balcon. Il n’était vêtu que d’une simple soutane blanche. Il ne portait ni la mosette de velours rouge, ni la croix pectorale pontificale. Il s’est avancé en disant simplement “Frère et sœurs bonsoir”. Puis, dans un geste inédit, il s’est incliné et a demandé à la foule de prier pour lui. Ce fut un moment très fort.
S’il n’était pas attendu, pour quoi est-ce lui qui fut finalement élu ?
Les jours qui précèdent un conclave durant lequel on élit un pape, se tiennent ce que l’on appelle les congrégations générales lors desquelles les cardinaux se rencontrent et débattent des défis de l’Église. On sait qu’en 2013, 133 cardinaux y ont pris la parole. Bergoglio s’est exprimé durant 3 minutes et demie, et c’est alors que tout a basculé. Il a prononcé des phrases clés, qui ont retourné l’assemblée, permis son élection et manifesté les grandes lignes de son programme. Il a insisté sévèrement pour que l’Église sorte d’elle-même, ne regarde pas son nombril, aille dans les périphéries, non seulement géographiques, mais aussi existentielles, là où se trouvent le mal, l’injustice, la douleur, l’indifférence et la misère. Je me souviens très bien du cardinal français aujourd’hui décédé, Roger Etchegaray qui avait confié aux journalistes de son pays que quelque chose s’était joué durant ces congrégations générales. “Soyez attentifs au sort du cardinal Bergoglio”, avait-il souligné. Pris dans nos propres considérations, nous ne l’avons pas suffisamment écouté…
Écologie, accueil des migrants, réforme de la Curie (l’institution centrale de l’Église), lutte contre la pédophilie, réforme des finances du Vatican… François s’est attaché à de nombreux dossiers. Quel est celui qui retient le plus votre attention ?
J’insisterais sur la réforme de la Curie. Il s’agit d’un chantier méconnu parce qu’il apparaît simplement administratif, mais il est révolutionnaire. À travers cette réforme promulguée cet été par François, c’est tout le fonctionnement de l’Église que le pape entend modifier. Depuis le concile de Trente en 1542, l’Église fonctionne selon le mode de la hiérarchie pyramidale. Le pape voudrait qu’elle soit davantage “synodale”. En politique, on dirait qu’il souhaite insuffler de la démocratie participative et qu’il entend redistribue le pouvoir. Si cette réforme est menée à son terme, les prêtres ne seraient plus des hommes tout puissants, séparés, sacralisés, et les femmes pourraient trouver leur place, ainsi que les cultures locales être davantage écoutées. En réorganisant la Curie, je pense que le Pape a jeté les bases de cette évolution. Il a lancé également dans le monde entier une démarche synodale pour entendre les catholiques et comprendre leurs souhaits pour l’Église de demain. Ce processus en cours passe relativement inaperçu, mais il secoue un certain nombre de conférences épiscopales (assemblées des évêques d’un pays). À travers ce processus, on entend monter des demandes qui sont convergentes, notamment sur la place des femmes, des pauvres, sur le partage du pouvoir… Cette démarche sera encore longue, mais quelque chose de profond pourrait émerger. Il faudra donc être très attentif à ce qui va se passer à l’automne 2023 et en 2024 quand le Pape rassemblera les évêques pour discuter des conclusions de cette démarche synodale. C’est parce qu’il y a un tel rendez-vous que je ne pense pas que François va renoncer tout de suite à sa charge.
Mais pourra-t-il faire l’unité autour de telles réformes ?
On touche là un sujet très sensible. Le pape est le garant de l’unité de l’Église. Or, le monde est en train d’éclater en miettes, et chacune des grandes confessions suit le même mouvement. François est conscient de la diversité du catholicisme, et du fait que cette réforme suscite beaucoup d’oppositions et lui vaut de nombreux ennemis. Ceux-ci redoutent que le pape relativise la doctrine, touche à la figure centrale du prêtre… Bref, qu’il protestantise l’Église.
Tous les papes ont été critiqués en interne. Mais a-t-on vu, dans l’histoire moderne de la papauté, un pape si vertement attaqué que le pape François ? Certaines chapelles plus classiques ou traditionnelles n’hésitent plus à le contredire en public.
C’est vrai que les courants les plus traditionnels ou classiques contestent de plus en plus les choix et l’autorité du Pape. Et personne ne sait comment cela va évoluer.
Pour autant, il est difficile de catégoriser François. À sa gauche, il a pris des décisions très fermes à l’encontre de l’Église d’Allemagne et de ses volontés progressistes. Et à sa droite il a pris des décisions tout aussi fermes, notamment pour limiter la messe tridentine (surnommée la messe “en latin”). Finalement, dix ans après son élection, n’a-t-il pas déçu tout le monde, les progressistes comme les conservateurs ?
Il y a en effet des tensions très fortes autour de la figure de François. Certains catholiques les plus traditionnels commencent à haïr ce pape parce qu’ils sont persuadés qu’il est en train de conduire l’Église catholique à la catastrophe, de la soumettre à l’esprit du monde contemporain. D’un autre côté, il a été adulé dans les premiers temps par les catholiques de gauche qui appréciaient l’importance de ses discours en faveur de la justice sociale, de l’écologie, et son ouverture sur certaines questions morales. Mais ces gens-là sont déçus, car le Pape n’a pas changé la doctrine fondamentale envers les personnes homosexuelles ou les personnes divorcées et remariées. En réalité il y a eu des avancées, mais elles ne sont pas doctrinales, plutôt pastorales.
Comment comprendre François ? Il dit aux catholiques que la sainteté reste l’idéal à viser, mais qu’il faut pouvoir accueillir chaque personne, en fonction de ce qu’elle est et d’où elle en est ? C’est cela la “pastorale” ?
Oui. François est un Pape qui – tout en gardant l’horizon de la doctrine – veut prendre en considération chaque situation particulière. Et accueillir les personnes là où elles en sont. De manière globale, il change les choses petit à petit et il lance les débats (ainsi de l’ordination des hommes mariés, de l’accueil des homosexuels, du diaconat féminin…) Ensuite, en bon jésuite, il écoute, il observe ce qui se fait sur le terrain, il prie, il réfléchit. Toutes les réflexions qu’il lance ne trouveront pas leur aboutissement sous son pontificat, mais j’aime dire qu’il met le pied dans la porte et laisse passer le courant d’air pour voir ce qu’il se passe. Je dis cela, mais je ne voudrais pas oublier certains de ses gestes qui m’apparaissent comme prophétiques. Ainsi de son premier voyage, dédié aux migrants sur l’île de Lampedusa.
À Rome, on dit aussi qu’il peut prendre des décisions de façon parfois solitaire, unilatérale, voire autoritaire…
C’est un constat désormais partagé à Rome, et qui peut s’expliquer. On a vu effectivement que beaucoup de monde a été surpris et blessé par la brutalité avec laquelle il a parfois pu remettre au pas un certain nombre d’organisations catholiques (je pense à Caritas ou l’Ordre de Malte par exemple). Cela fait partie du caractère de François, et il était déjà connu pour cela en Argentine. Je pense que le Pape est confronté à tant d’oppositions et à de telles inerties à Rome qu’il lui est indispensable de taper du poing sur la table en disant “C’est comme ça, et pas autrement”. Pour autant, ce mode de décision alimente la machine à oppositions.
Peut-on déjà discerner qui sera son successeur ?
C’est évidemment difficile, mais on peut s’appuyer sur certains chiffres. Sur les 132 cardinaux qui ont moins de 80 ans et qui peuvent donc élire un pape, François en a nommé 83. Beaucoup de ceux-ci partagent les sensibilités du Pape et viennent des périphéries. Ainsi de Giorgio Marengo, cardinal de Mongolie où il y a en tout et pour tout 1 500 catholiques, ce qui est dérisoire, mais où le Pape va se rendre en septembre prochain. Pour François, de tels catholiques, aux frontières entre la Chine, la Russie et l’Asie centrale sont des vigiles auxquelles il est très attentif. Au vu du nombre de cardinaux qui partagent cette sensibilité, il y a de fortes chances que le prochain pape se place dans les pas de François.
(1) Le pape François. Une vie aux Presses du Châtelet (2023).