”Un homme, ça ne pleure pas”
Tel est le préjugé qui a marqué de nombreuses générations. Mais l’homme a-t-il toujours dû refouler ses émotions ? Retour sur l’histoire des pleurs et des larmes masculines avec l’historien Martial Poirson.
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L63JQBW6LNGE7IPE454BXBTFNM.jpg)
Publié le 18-03-2023 à 18h56
:focal(2555x1445:2565x1435)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/HHERTXGBQZG7HGZO5NQCGOPHBY.jpg)
Quelles qu’elles soient – patriarcales et matriarcales – toutes les sociétés se sont structurées autour d’une même distinction articulée entre une masculinité virile, et une féminité émotive et plus passive, subissant davantage les évènements. “Cette distinction fantasmée marque toujours nos imaginaires”, note le professeur d’histoire culturelle à l’université Paris 8, Martial Poirson. “Elle a cependant évolué en deux mille ans”, souligne-t-il dans l’ouvrage Histoires des préjugés (1).
L’homme a pu pleurer dans l’Histoire, soulignez-vous, mais pas avec n’importe quelles larmes…
En effet. On assiste durant l’Antiquité à un partage des larmes. L’homme peut pleurer, mais doit le faire dignement et noblement. Ainsi d’Achille qui pleure dans l’épopée homérique des larmes viriles qui sont l’expression du courage et de la fraternité du combat. On retrouve aussi de telles larmes chez les Romains. Quand César franchit le Rubicon, il est en larmes devant ses soldats. Il témoigne par là de sa conscience d’accomplir un geste historique. Ce sont des pleurs d’affirmation de soi, de transformation du monde, de conquérant.
De l’autre côté, il y a les pleurs féminins associés à la compassion et à l’empathie. Ces larmes sont souvent des larmes sociales – parfois institutionnalisées dans des rituels comme avec les cortèges de pleureuses – qui s’accommodent très bien de la position subalterne des femmes et réaffirment les assignations de genre.
Le christianisme valorise d’autres larmes, celles de l’humilité, de la contrition…
On assiste avec le christianisme à une révolution culturelle. Tout à coup, un homme, et pas n’importe lequel – le fils de Dieu – pleure par compassion, alors que ce geste était plutôt réservé aux femmes dans l’Antiquité. Et cela va de pair avec un pleur de contrition, d’humilité, de conscience de sa finitude. C’est un pleur presque métaphysique qui valorisera les larmes jusqu’au siècle des Lumières, grand moment lacrymal.
Le XVIIIe sera le siècle de la sensibilité, mais tout change au XIXe : l’homme peut pleurer en privé, mais plus en public. Qu’est-ce qui explique ce tournant ?
La famille bourgeoise impose ses valeurs et distingue plus clairement les espaces privés des espaces publics. Les larmes masculines vont s’éclipser de ces derniers durant environ un siècle. Elles sont dès lors perçues comme un signe de faiblesse, car, l’homme se doit désormais de contrôler ses émotions. On le voit dans le milieu ouvrier avec la figure du prolétaire, du travailleur de force viril et endurant à la tâche, capable de faire face à la misère et au malheur avec dignité. En parallèle, par l’aguerrissement, le service militaire apprend en quelques mois à chaque jeune citoyen-soldat à maîtriser ses affects et sublimer la peur au combat.
Ce XIXe marque-t-il encore nos esprits ? Continue-t-on à voir nos émotions comme polluant nos décisions et nos actes ?
Oui, il marque encore notre imaginaire collectif et notre inconscient culturel, même si ce tabou des larmes n’a duré qu’un siècle. La Première Guerre mondiale, puis la défaite de 1940 – particulièrement en France, vaincue presque sans combattre – ont mis à mal l’image du soldat viril, du héros endurant et sans peur capable de défendre famille et patrie. Le paradoxe est donc que cette image reste active dans nos imaginaires, mais entre en contradiction avec d’autres injonctions contemporaines.
Car aujourd’hui, pleurer est mieux considéré. Même pour un dirigeant politique…
Il y eut les larmes de compassion de Barack Obama et celles d’Helmut Kohl par exemple. La larme devient un outil de communication à des fins politiques. Elle participe de l’image de l’homme qui prend ses responsabilités, se laisse traverser par les tragédies de l’Histoire, assume de façon ostensible sa capacité à s’émouvoir. C’est désormais ce que l’on attend des hommes politiques, des sportifs ou des stars. Parallèlement, apparaissent au sein de la société civile des groupes de parole, des forums, des ateliers ou des associations qui prônent la déconstruction des assignations de genres. Tel est le cas des Water Workers (Les ouvriers de l’eau), association américaine qui a fait des milliers d’adeptes et apprend aux hommes à se laisser traverser par leurs émotions sans refouler leurs affects.
Ce qui marque notre époque et qui apparaît comme un jalon historique, écrivez-vous, c’est le découplage entre masculinité et virilité. On peut donc se sentir homme sans faire preuve obligatoirement de virilité ?
Cette conception guerrière de la virilité est en effet en crise aujourd’hui. Peu de gens y croient, bien qu’elle demeure active dans nos histoires culturelles (dans les films, les contes, la littérature…). Cela engendre des injonctions contradictoires qui sont parfois difficiles à vivre pour les hommes. C’est également ce qui explique des réactions qui vont dans l’autre sens ; ainsi du discours viriliste de Poutine qui vilipende une Europe occidentale “décadente” qui aurait perdu toute virilité au contact émollient, dit-il, des femmes et des homosexuels.
(1) Dans le livre Histoire des préjugés publié aux Éditions Les Arènes, et sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit, 39 historiennes et historiens ont décidé dʼaffronter nos préjugés collectifs pour en comprendre les racines et les ressorts. Chaque lundi de février et mars, avec le spécialiste de la thématique abordée, “La Libre” a remonté aux sources dʼun préjugé présenté dans ce livre.