"Les étudiants activistes qui mènent des combats identitaires menacent la liberté académique"
Ce samedi, Olivier Beaud sera fait docteur honoris causa de l’Université de Liège en compagnie de dix autres personnalités. Il est un fervent défenseur de la liberté académique des professeurs et des chercheurs. Dans son dernier livre, ce professeur de droit public de l’Université Paris II Panthéon-Assas identifie la “cancel culture” comme l’une des menaces qui pèsent sur cette sacro-sainte liberté professionnelle.
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Publié le 24-03-2023 à 10h29
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C’est un plaidoyer vibrant et documenté en faveur du métier de professeur d’université qu’Olivier Beaud propose au travers de son livre “Le savoir en danger. Menaces sur la liberté académique” (Presses universitaires de France, 2021). Ce samedi, ce professeur agrégé de droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, directeur adjoint de l’Institut Michel Villey et membre senior de l’Institut Universitaire de France recevra de l’Université de Liège les insignes de docteur honoris causa.
Pour l’intéressé, la liberté académique des professeurs et des chercheurs, essentielle au développement du savoir, est menacée en France mais également dans le reste du monde. Il identifie plusieurs menaces qui pèsent lourdement sur la liberté académique, parmi lesquelles les revendications identitaires d’étudiants militants radicaux qui en viennent à interdire de chercher dans certains domaines. Censure-t-on la science pour protéger les minorités ? C’est aussi à cette question que répond Olivier Beaud.
La "liberté académique" est une notion mal définie et souvent contestée en France, dites-vous. Comment la définissez-vous ?
Je la définis comme un ensemble de libertés qui permettent à un universitaire d’exercer correctement son métier. C’est un moyen qui est au service d’une fin, celle qui est propre à tout académique : enseigner et rechercher la vérité. La liberté académique se compose dès lors de la liberté d’expression, de la liberté d’enseignement et de la liberté de recherche. Toutefois, il s’agit d’une liberté professionnelle au sens où seuls les universitaires – professeurs et étudiants – peuvent en jouir, et non d’un droit de l’homme. La liberté académique suppose également d’avoir une éthique, ce n’est pas l’anarchie académique. Mais l’idée maîtresse est la suivante : pour rechercher la vérité, il faut pouvoir être libre en tant que chercheur par rapport à tous ceux qui veulent entraver cette liberté.
D’où vient ce concept ?
Il vient d’Allemagne. On le doit au grand penseur de l’université allemande, Guillaume de Humboldt. Ce linguiste, qui a contribué à fonder l’Université de Berlin en 1810, défendait l’idée selon laquelle une fois que l’État a créé l’université, il devait laisser une espace de liberté aux universitaires. C’est d’ailleurs un paradoxe : il a expliqué au Prince prussien comment il fallait créer et accorder une liberté académique aux professeurs et étudiants pour que l’université fonctionne. Cette idée sera reprise aux États-Unis, puis influencée par la pensée de John Stuart Mill : l’universitaire doit être libre dans son expression et dans sa manière de penser.
Vous soutenez que cette liberté académique est aujourd’hui menacée aux États-Unis, et petit à petit aussi en France. Quelles sont précisément ces menaces ?
Il y a d’abord la menace des régimes autoritaires. C’est un classique : les deux premières libertés systématiquement attaquées dans un régime autoritaire sont d’une part la liberté d’expression des journalistes, et d’autre part la liberté académique des chercheurs et des professeurs. Le cas de la Turquie est emblématique de cela, avec le coup d’État de 2014. Voyez aussi la Hongrie avec Viktor Orban, qui s’est attaqué à l’université privée fondée par le milliardaire américano-hongrois Georges Soros, l’Université d’Europe centrale, et qui l’a contrainte par une loi très habile et vicieuse de s’exiler à Vienne. Il y a donc partout la menace du pouvoir politique et aussi celle du pouvoir religieux.
Il y a ensuite la menace du pouvoir économique, soit des entreprises qui n’hésitent pas à faire des procès en diffamation pour empêcher des universitaires d’émettre des thèses critiques à leur sujet. Il y a par ailleurs la menace que constitue Internet, et elle est endémique, lorsque la parole tenue par un professeur dans le cadre d’un cours peut devenir une parole publique par le seul fait que l’on extériorise cette parole professorale.
Enfin, il y a ce que j’appelle dans mon livre “les trois causes identitaires”. Je transpose en fait cette idée développée dans les années 60 par le philosophe américain John Searle, activiste pour la liberté d’expression en 1964 et qui a publié en 1970 un ouvrage très subtil dans lequel il dénonce le fait que les étudiants activistes deviennent des ennemis de la liberté académique. Il parlait de “causes sacrées” en référence au religieux, je parle pour ma part de trois “causes identitaires” : la cause féministe, la cause antiraciste et la cause homosexuelle et transgenre. Elles sont toutes les trois très actives aujourd’hui et présentent une dimension fanatique. Mais comprenez-moi bien : je ne suis pas hostile à ces trois causes progressistes, loin de là, mais je suis hostile aux radicaux de ces causes identitaires qui s’attaquent frontalement à la liberté d’expression et à la liberté d’enseignement des professeurs et des chercheurs.
De quelles manières ? En réclamant, par exemple, de modifier ou de supprimer des passages d’un cours pour ne pas offenser certaines communautés ?
Oui, c’est un exemple parmi d’autres. Lorsque des étudiants réclament d’interdire de lire des livres sous prétexte qu’ils sont machistes, racistes ou anti-homosexuels, ils revendiquent un droit qui contribue à limiter la liberté d’expression du professeur ou sa liberté d’enseignement. C’est une atteinte à la liberté académique. Et ce qui me choque, c’est que certains de mes homologues de l’université soutiennent cette idée. Ne savent-ils donc pas ce qu’est leur métier ?
Il y a quinze jours, à la Sorbonne, un séminaire de philosophie était prévu autour de cette question : "Existe-t-il une énigme du transsexualisme ?”. Le séminaire a été annulé au dernier moment car un étudiant s’est plaint du terme “transsexualisme”, il réclamait celui de “transidentité”. Pour cette unique raison, les organisateurs ont été contraints d’annuler le séminaire. L’étudiant a par ailleurs été relayé par un professeur. En France, ces mouvements identitaires arrivent d’abord dans les institutions les plus élitistes et génèrent de l’autocensure car les gens finissent par se taire pour ne pas avoir d’ennuis.
Certains professeurs d’université estiment toutefois qu’ils doivent concilier leur liberté d’expression avec la liberté académique. Ils défendent une autre conception de la science, de la recherche au nom de la justice sociale. Cela peut-il s’entendre ?
Non, c’est non négociable. Soit ces professeurs font preuve de mauvaise foi, soit ils n’ont pas compris ce qu’est la liberté académique. Il est évident que l’on ne peut pas la concilier avec les revendications de ces minorités activistes. Ces dernières imposent des diktats qui portent atteinte à la liberté d’enseignement, de recherche et à la liberté d’expression des professeurs et des chercheurs. Et les présidents d’université (l’équivalent des recteurs d’université en Belgique, NdlR) qui déclarent que ceci est négociable se trompent.
Voulez-vous dire par là que les présidents d’université actuels en France ne défendent pas assez la liberté académique ?
Oui, je le déplore. Le rôle du président (ou recteur) d’université est de protéger la communauté universitaire – professeurs et étudiants -, de défendre des principes. Bien évidemment, cela doit se faire dans des cas légitimes, il ne s’agit pas de faire de corporatisme. L’exemple le plus emblématique de cela est l’affaire Verushka Lieutenant-Duval au Canada, du nom de cette enseignante vacataire de l’Université d’Ottawa qui avait mentionné le terme “nigger” de façon métalinguistique lors d’un cours pour expliquer à ses étudiants comment les communautés pouvaient se réapproprier des mots à l’origine insultants. Cette professeure a été traînée dans la boue par une étudiante qui l’a dénoncée. Au lieu d’écouter la version de sa professeure, de la défendre et de ne pas poursuivre l’inquisition avec cette étudiante délatrice, le recteur de l’époque Jacques Frémont a suspendu la professeure pour quinze jours. Ce qui est totalement fou puisque la professeure avait employé ce terme dans le cadre de son cours, précisément pour aborder le cas des minorités. C’était tout à fait défendable. Le recteur ne l’a pas défendue, il l’a trahie. Il a aussi clairement trahi les devoirs de sa charge.
Le plus grand risque dans tout cela, n’est-il pas que cela freine l’émergence de nouvelles connaissances ?
Oui, bien sûr. Le risque, ce sont les nouvelles censures. Si j’insiste un peu dans mon livre sur les “causes identitaires”, c’est parce qu’il y a là la possibilité d’une censure sociale. On croit que la censure vient toujours de l’État, mais ce n’est pas vrai : elle peut venir de la société civile. Les étudiants activistes que je pointe du doigt viennent de la société civile. Mais voilà leurs combats se heurtent à d’autres impératifs qui sont plus importants, à savoir la recherche de la vérité. En réalité, je pense qu’il y a une confusion sur ce qu’est et ce que doit être l’université. Elle n’est pas un forum démocratique, elle est un lieu de savoirs et d’apprentissages. C’est une communauté de savants et d’étudiants qui souhaitent apprendre des choses de manière critique au contact des professeurs qui sont censés rechercher la vérité.
Un professeur d’université peut-il émettre une opinion politique lorsqu’il donne un cours à ses étudiants ?
En principe, non, il ne le peut pas. Lorsqu’un professeur donne un cours, il n’a pas à faire connaître ses opinions politiques à ses étudiants. Ce qui ne signifie pas que le cours ne peut pas être engagé, il y a toujours des jugements de valeur qui sont parsemés. Ce qu’il peut faire, à la rigueur, c’est d’émettre une opinion – qui reste dans les limites de la liberté d’expression – mais en précisant d’emblée aux étudiants qu’il donne seulement son opinion personnelle, et qu’il n’entend pas la leur imposer. Un professeur de droit, par exemple, ne se contente pas de réciter le code. Il doit incarner son cours, le rendre vivant. Il a le droit d’émettre une opinion sur une législation ou sur une jurisprudence mais doit alors bien préciser aux étudiants dans quel registre la discussion se situe.