"Lire, c’est se relier au monde, c’est se libérer de ses propres enfermements"
Dans un livre qui est un hommage à sa mère autant qu’à la lecture, Justine Augier célèbre les pouvoirs de la littérature. Elle s’intéresse notamment aux traces que les livres laissent en nous.
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Publié le 01-04-2023 à 15h06
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Après avoir donné un tournant plus documentaire à son travail d’écriture avec De l’ardeur (qui retraçait l’histoire de l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, dont on est sans nouvelles depuis son enlèvement en décembre 2013) et Par une espèce de miracle (qui dressait le portrait de Yassin al-Hah Saleh, un des esprits les plus libres et les plus lucides de la dissidence contre le régime d’Al-Assad, réfugié à Berlin), Justine Augier publie aujourd’hui un livre en hommage à la littérature autant qu’à sa mère, Marielle de Sarnez. Avant d’être emportée par la maladie, celle qui fut ministre et députée européenne (MoDem) lui a enjoint d’écrire ce qui est devenu Croire. Sur les pouvoirs de la littérature, pressentant que ce livre que sa fille portait déjà en elle avait besoin de son soutien pour éclore. Il sera un espace privilégié d’intimité autant que de sagacité où Justine Augier célèbre son plus précieux héritage : l’engagement et la résistance.
Le mot “croire” du titre n’est pas anodin, il engage la personne au-delà de la raison…
Il porte en lui quelque chose qui relève du mystère, de la confiance, alors qu’on traverse une crise du croire, que les possibles semblent écrasés, que l’imagination fait défaut, que la langue – qu’on entend dans le débat public, dans la bouche des politiques ou les médias – peine à dire quelque chose de ce qui nous arrive. “Croire” pourrait donc donner de l’espoir et changer le réel dans lequel on vit. Ce mot est important, et le religieux ne devrait pas en avoir le monopole. Il me semble donc important de renouer avec la possibilité de croire, mais aussi avec le désir de croire. Notre époque est fortement marquée par le fatalisme, or ouvrir un livre, c’est aussi accepter le fait de croire.
S’agissant de la littérature, le mot “pouvoirs” suppose une ouverture : le lecteur doit accepter de se laisser traverser par le texte.
Je m’intéresse à ce que la littérature nous fait, qui est quelque chose de très mystérieux. Il y a ce qu’on éprouve quand on lit un livre, ce qu’on pense, ce qu’on ressent, et puis, alors qu’on l’a refermé, le texte nous travaille sur le très long terme, d’une manière souterraine, obscure. J’ai tendance à beaucoup oublier mes lectures, mais ce n’est pas pour autant que les textes ne m’ont pas fabriquée, travaillée : ils ont une manière de s’installer en nous, de sédimenter en nous, de nous transformer, qui m’a intéressée dans ce livre. J’ai d’ailleurs beaucoup relu pour retrouver les traces de ce que m’avaient fait certains textes.
Or relire n’est pas lire, on y engage une volonté et des attentes autres. Relire les textes transmis par votre mère vous a-t-il permis de tisser un lien différent avec eux, et peut-être avec elle ?
Les livres que j’ai relus pour écrire ce livre se sont organisés par rapport à ma mère, selon une carte que je n’avais jamais imaginée jusque-là : les livres qu’elle m’a conseillés, ceux que j’ai lus pour me construire contre elle, les livres dans lesquels je l’ai retrouvée, et ceux qui m’ont aidée à tenir quand elle n’était plus là. C’était très étonnant de constater comment ils se sont organisés les uns par rapport aux autres, de manière inédite.
Pour autant, relire peut être à double tranchant : on a parfois des attentes démesurées…
Quand on est endeuillé, on a tendance à habiter le réel de manière très intense, on est sans cesse en train de guetter des signes, des échos, des messages qui pourraient être cachés. L’attente était donc très forte que ma mère me fasse signe, et la déception est immense quand rien ne se passe. Ce qui fut le cas avec Justine de Lawrence Durrell, auquel je dois mon prénom : j’ai été désespérée que rien ne surgisse de sa lecture.
Dans votre parcours d’écrivain, la lecture de Svetlana Alexievitch, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2015, a été déterminante : elle vous a permis de comprendre que la littérature pouvait documenter le réel. Un champ de possibles s’est dès lors ouvert.
Tout à fait. Quand j’ai commencé à écrire, cela a spontanément été de la fiction, même si j’ai toujours eu un grand appétit pour le document. Comme j’ai l’impression qu’on peine à dire le réel, j’ai trouvé refuge dans les documents. Et en lisant Svetlana Alexievitch, un continent s’est ouvert parce qu’elle embrasse l’histoire en train de se faire, la souffrance en train d’être éprouvée, et cette matière brûlante m’intéresse, de même que sa délicatesse, son attention, ses précautions par rapport à ce qu’elle recueille.
Dès lors, quelle définition donneriez-vous de la littérature ? Dans le sillage d’Annie Ernaux, que vous citez : “Il y a beaucoup de livres qui ont pour moi valeur de littérature, bien qu’ils ne soient pas classés dans la littérature, des textes de Foucault, de Bourdieu, par exemple. C’est le bouleversement, la sensation d’ouverture, d’élargissement, qui fait pour moi littérature” ?
Ce qui m’intéresse, c’est plus ce que la littérature accomplit que ce qu’elle est. Je pense donc qu’elle est ce qui nous élargit, élargit le champ de ce qui nous concerne, nourrit notre rapport à l’autre, avec évidemment une attention portée à la langue et aux mots, qui demeure un critère essentiel. Mais je trouve intéressant que de plus en plus de textes jouent avec les frontières. À une époque obsédée par les frontières et les murs, travailler les formes hybrides, inclassables, me semble presque relever d’une forme d’engagement. Cela m’amuse que mon livre ne soit jamais classé au même endroit dans les librairies. Pourquoi a-t-on besoin de classer les livres, de les faire entrer dans des cases ?
Quand il s’agit de documenter le réel ou de témoigner, l’écrivain est parfois le dernier garant avant la disparition. C’est le cas de Primo Levi, Charlotte Delbo ou Robert Anthelme, que vous citez.
Leurs textes sont très particuliers, ils évoluent sur une ligne très fine, à la limite de ce que peut la littérature, puisqu’ils ont vécu des expériences à la limite de l’indicible. Et en même temps, c’est fascinant de voir que Levi et Anthelme n’étaient pas écrivains avant les camps : il y a, de leur part, une confiance monumentale dans le pouvoir du récit, de la littérature. Quand on y pense, cette confiance, au milieu de la destruction, est sidérante. Cela concentre tout l’espoir, même si c’est un espoir fragile.
“La littérature défait ce qui enferme”, écrivez-vous. Et vous rappelez que Yassin al-Hah Saleh, dont vous racontez l’histoire dans Par une espèce de miracle, a commencé à lire en prison. Pour la majorité des lecteurs, lire peut permettre d’affronter ses prisons intérieures.
Lire, quand on est enfermé, ce n’est pas s’éloigner du monde – la représentation de littérature comme évasion est incomplète. Il y a plutôt en jeu l’idée de se relier au monde, de le comprendre autrement, de manière moins cloisonnée, en laissant vivre en nous une altérité. Donc, oui, c’est aussi se libérer de nos propres enfermements, de nos egos, de nos façons fermées de voir les choses. En se confrontant au regard de l’autre, on le fait vivre en nous, et c’est très puissant, surtout à une époque où la menace du désir de même, de l’homogénéité, est terrible. Lire, c’est aller à l’encontre de cela.
Vous reprenez cette phrase de James Baldwin : “Quand vous écrivez, vous tentez de trouver quelque chose que vous ne savez pas. Pour moi, tout le langage de l’écriture est de trouver ce que vous ne voulez pas savoir, ce que vous ne voulez pas comprendre.” Écrire sur la littérature et sur votre mère vous a-t-il permis de trouver quelque chose que vous ne saviez pas à leur propos ?
C’est un mouvement fondamental de la littérature que de nous emmener vers un inconnu. C’est donc très important à une époque où on peine à se laisser étonner. Ce livre m’a emmenée vers une relecture de la relation à ma mère, il m’a fait percevoir des choses que j’ignorais. J’avais passé toute ma vie à m’éloigner et à me construire contre ma mère, or en écrivant ce texte, j’ai pris la mesure du fait que je n’avais jamais cessé de rechercher une forme de croyance, d’engagement dans les sujets qui m’intéressent, qui m’ont été transmis par elle.
Au moment où vous cherchiez un texte à lire lors d’un hommage que vous alliez lui rendre, votre main vous a guidée vers un volume d’Aragon, qui s’est ouvert sur un poème qu’elle aimait particulièrement. N’est-ce pas le cas pour les livres qu’on choisit : ne tombe-t-on pas souvent sur celui qu’il nous faut ?
Ce geste que j’ai eu, alors que je ne trouvais pas les mots, m’a permis de comprendre que je faisais souvent ce geste de chercher secours du côté des livres. Donc c’est un geste habituel et, très souvent, sans vraiment savoir ce que je cherche, je trouve quelque chose qui va venir ouvrir la réflexion, m’extirper d’un sentiment d’impasse. Ce n’est pas dû au hasard, parce qu’on est dans une disposition, on a le désir profond que quelque chose s’ouvre, et on finit par trouver ce qui déclenche cette ouverture.
Justine Augier, Croire. Sur les pouvoirs de la littérature, Actes Sud, 144 pp., 18 €