"Nous partageons avec Vladimir Poutine la même culture"
La culture européenne existe-t-elle ? Pour Bernard Coulie, professeur à l’UCLouvain, il faut remonter jusqu’à Platon pour trouver notre racine commune. Comme le président russe, soutient-il, nous suivons un schéma de pensée d’opposition binaire : les Bons et les Méchants, la Victoire et la Défaite.
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Publié le 02-04-2023 à 08h05
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Bien sûr, il existe des différences entre un Français et un Allemand, entre un Portugais et un Ukrainien, entre un Flamand et un Wallon et même… entre un Wavrien et un Liégeois. Mais au-delà de ces différences, y a-t-il quelque chose de commun qui nous unit ? Oui, soutient Bernard Coulie, docteur en philologie et histoire orientales et recteur honoraire de l’UCLouvain. Pour lui, il faut remonter jusqu’à Platon pour trouver cette racine commune. Tout est affaire de “système de catégories”, de culture, dit-il. La culture européenne existe. C’est ce que l’intéressé tentera d’exposer ce mercredi 5 avril lors d’une conférence au Cercle du Lac, qu’il préside actuellement. Entretien.
Lorsque l’on parle de “culture”, en l’occurrence européenne, que vise-t-on précisément ?
La culture, ce n’est pas seulement la manière dont on s’habille ou dont on mange. Je pars d’une définition plus conceptuelle : nous vivons dans un environnement qui est fait d’éléments concrets (le jour/la nuit, le chaud/le froid, les plantes, les animaux…) et d’éléments abstraits (le Bien/le Mal, le Juste/l’Injuste, l’Égal/l’Inégal…), bref nos valeurs. La culture, c’est le système à travers lequel nous catégorisons tous ces éléments. Car, c’est un universel, l’être humain cherche toujours à comprendre l’environnement dans lequel il vit, et va le faire entrer dans des catégories, dans des idées prédéfinies. La culture est dès lors un système de médiation entre l’être humain et son environnement. Chaque société, chaque groupe humain a ce système de catégories, et met beaucoup de temps à élaborer sa culture.
La culture est parfois confondue avec l’identité…
En effet. Culture et identité sont deux concepts qui sont instrumentalisés, en particulier par le monde politique, car ils sont mal compris. L’identité, c’est autre chose. L’identité, c’est le sentiment d’appartenance à un groupe : je me sens belge, je me sens flamand ou wallon, je me sens européen. L’identité européenne au sens social existe pour ceux qui la ressentent. Et nous ne pouvons ressentir cette identité que si nous sommes capables de nous comparer à d’autres personnes avec lesquelles nous constatons que nous partageons des caractéristiques communes et à d’autres encore avec lesquelles nous ne partageons pas ces caractéristiques. En cela, l’identité est liée à un sentiment d’inclusion et d’exclusion.
Elle est donc relationnelle. Elle est aussi multiple et évolutive, car nous entrons dans de nouveaux groupes et en quittons d’autres, et parce que les groupes eux-mêmes évoluent. Se sentir européen aujourd’hui avec une Union européenne à 27 n’est pas du tout la même chose que de se sentir européen lorsque nous étions 6, 12 ou 15 États membres. Enfin, le sentiment d’identité mélange du réel et de l’imaginaire. Je me sens belge parce que j’ai une carte d’identité belge, vis et travaille en Belgique et que je parle les langues nationales, mais je pourrais aussi dire que je me sens belge, car je ne partage pas du tout les mêmes valeurs qu’un Français ou qu’un Allemand. On est là dans un registre beaucoup plus subjectif. Ce n’est que du ressenti. En bref, il n’y a pas d’identité, européenne, belge, flamande, wallonne, bruxelloise, existant quelque part, flottant dans l’air, et à laquelle nous devrions nous conformer pour être un bon citoyen. C’est ce qu’essaye souvent de nous expliquer le discours politique, mais c’est de l’instrumentalisation.
”Nous sommes tous des enfants de Platon”, dites-vous. Est-ce là la base du système culturel européen ?
Oui, Platon est le premier à formaliser notre système culturel en développant un système philosophique dans lequel il dit au travers du “Mythe de la Caverne”, l’un de ses textes les plus célèbres, que les êtres humains sont comme des prisonniers enchaînés au fond d’une caverne. On ne peut pas en sortir, on y passe toute sa vie et on ne peut regarder que la paroi du fond de la caverne. Sur cette paroi, on voit des choses bouger. Forcément, nous pensons que c’est la réalité puisque nous n’en connaissons pas d’autre. Mais en fait, ce ne sont que les ombres de ce qui bouge en dehors de la caverne et qui sont éclairées par une lumière extérieure.
Autrement dit, ce que nous percevons par nos sens n’est que le reflet imparfait, éphémère d’autres réalités qui relèvent d’un niveau auquel nous ne pouvons pas accéder physiquement. Platon oppose ainsi ce que nous percevons par nos sens à ce que nous ne pouvons concevoir que par notre intelligence. Il introduit donc une lecture du monde à deux niveaux : le niveau des perceptions sensorielles et nécessairement imparfaites et le niveau – celui qui nous dépasse – des Idées parfaites, des concepts. Selon lui, il y a un lien physique entre le concept et sa réalisation. Et puisqu’il y a un lien, dit-il, nous devons appliquer notre intelligence à remonter ce lien pour nous abstraire de la perception par nos sens, pour accéder par l’esprit à la connaissance du concept, de l’Idée.
Mais le système philosophique de Platon s’applique-t-il aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’Europe?
À l’intérieur du système européen, il y a en effet deux pôles – oriental et occidental – et c’est précisément là qu’intervient Aristote, qui est un élève de Platon. Aristote est d’accord avec son maître sauf sur l’idée du lien physique entre le concept et sa réalisation. Selon lui, il n’est pas possible pour l’être humain de remonter de l’ombre à la source de la lumière. Par conséquent, nous devons consacrer toute notre intelligence à la maîtrise du monde dans lequel nous sommes. Voilà pourquoi il faut mieux le décrire, le catégoriser. Ce sont les catégories d’Aristote.
Pour le dire autrement, Platon et Aristote développent le même modèle à la base – pour faire simple : qui distingue le concept et sa réalisation –, mais avec une variante : pour Platon, priorité au monde des Idées ; pour Aristote, priorité au monde des réalités. Au sein du système européen, le pôle oriental est resté beaucoup plus attaché à Platon, c’est le résultat de l’histoire byzantine, tandis que le pôle occidental est resté beaucoup plus aristotélicien. La culture européenne, c’est la culture du concept, qui érige pour toute chose un idéal comme modèle à suivre.
Remonter jusqu’à Platon et Aristote pour trouver notre racine commune, n’est-ce pas la preuve que la culture européenne est extrêmement fragile ? “La faillite des élites européennes a été leur incapacité à écouter le discours de Poutine”, déclarait récemment à La Libre l’essayiste et député européen Raphaël Glucksmann au sujet du conflit en Ukraine.
Non, je ne crois pas que ceci témoigne d’une prétendue fragilité de la culture européenne. Vladimir Poutine et vous, Vladimir Poutine et moi, nous partageons – ce que l’on peut regretter – le même système de catégories, la même culture. Le président russe est dans l’Europe orientale, nous sommes dans l’Europe occidentale. Poutine est clairement platonicien tandis que nous sommes des aristotéliciens, mais au-delà de ça, nous partageons le même schéma culturel. Je m’explique. Dans son discours, Poutine oppose le Bien au Mal, la Guerre à la Paix, l’Europe occidentale et la Russie. Il a les mêmes catégories que nous, même s’il n’y met pas forcément toujours le même contenu, les mêmes valeurs. Et ceci ne signifie pas non plus que nous avons la même analyse politique ou géostratégique, mais ces deux analyses sont basées sur le même schéma de pensée, à savoir la conceptualisation des éléments d’un couple : les Bons et les Méchants, la Victoire et la Défaite.
En quoi ce schéma culturel produit par l’Europe, occidentale comme orientale donc, est-il si différent d’autres schémas… comme celui de la Chine par exemple ?
La Chine est un bon exemple. Elle a en effet un autre système de catégories, une autre culture. Dans la pensée chinoise, il n’y a pas d’oppositions irréductibles. L’exemple par excellence de cela, c’est l’opposition entre le jeu d’échecs dans le monde occidental et le jeu de go en Chine. Dans le jeu d’échecs, le but est de tuer le Roi, d’éliminer l’adversaire. Dans le jeu de go, l’objectif est de placer ses pions de manière à entourer l’adversaire pour l’empêcher de bouger, pour le contrôler, pour trouver un équilibre des forces, mais pas pour le supprimer. Dans le conflit en Ukraine, l’objectif est d’avoir un vainqueur et un perdant. En revanche, avez-vous déjà vu la Chine entrer en guerre avec un autre pays ? Bien sûr, nous sommes dans un monde globalisé, mais lorsqu’on analyse les choses dans le comportement chinois, il y a de réelles différences.
Les Chinois pensent différemment, ils ne sont pas dans un système culturel d’opposition binaire où l’on oppose ce que l’on ne fait pas à ce que l’on veut faire. Nous, les Occidentaux, nous voulons imposer la démocratie parce que nous sommes dans un schéma binaire dans lequel les termes des oppositions sont irréductibles l’un à l’autre : pour réaliser la démocratie, il faut supprimer le régime qui n’est pas démocrate. C’est la métaphore du jeu d’échecs. Lorsque l’on a compris cela, on comprend mieux pourquoi nous réagissons de telle et telle manière sur des faits de politique, de géopolitique ou de business, et pourquoi notre interlocuteur chinois va réagir autrement. Au fond, plutôt que de se limiter à porter un jugement de valeur en déclarant que les Chinois ne sont pas démocrates, il est intéressant d’essayer de comprendre les différences entre nos deux systèmes culturels, en rappelant naturellement que comprendre n’est pas nécessairement justifier ou accepter.