”Le wokisme est doublement liberticide”
Perrine Simon-Nahum, docteure en histoire et spécialiste de philosophie française contemporaine, est inquiète : attaquée par les populismes, accablée pour sa complexité, la démocratie ne fait plus rêver. Les sondages, en France comme en Belgique, mettent en évidence un attrait grandissant pour l’autoritarisme. Dans “Sagesse du politique”, son nouveau livre, Perrine Simon-Nahum liste les grands périls qui menacent “le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres”, selon l’expression de Churchill. Parmi ces périls, le wokisme figure en bonne place… Pour sauver les démocraties, elle propose de miser sur leurs supposées faiblesses : le compromis, le débat, le temps long…
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Publié le 07-05-2023 à 08h13
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Au cœur de votre livre, on retrouve cette idée : nos régimes politiques sont entrés dans l’âge de l’ingratitude. Les citoyens attendent tout de la démocratie. Mais cette attente est démesurée, immature. Finalement, elle engendre de la frustration et un désamour pour la démocratie elle-même.
Il y a eu un premier âge de la démocratie, lié aux révolutions américaine et française. Ensuite, un deuxième âge s’est mis en place avec le progrès économique, le bien-être, la croissance qui se développent au XXe siècle autour de l’État-providence. Mais on est sorti de ce deuxième âge. Désormais, l’État paraît faible car il aurait été progressivement remplacé par des intérêts privés dénoncés par toutes les critiques du néocapitalisme et du néolibéralisme. Le troisième âge démocratique – la démocratie d’aujourd’hui – se joue dans un lien direct entre l’individu et le régime politico-économique en place. Mais l’individu n’en a jamais assez. Cela apparaît très nettement, par exemple, dans le discours des Gilets jaunes. Selon la mentalité contemporaine, la démocratie ne devrait pas s’identifier au seul bien-être collectif mais à la reconnaissance de chaque individu dont elle se doit de répondre aux besoins personnels.
L’un des stigmates de ces attentes individuelles s’exprime, selon vous, dans le “wokisme”. Cette quête hypersusceptible de la reconnaissance de l’identité de chacun par la société est-elle un danger ?
Le wokisme est un grand danger pour la démocratie parce qu’il concentre tout sur l’individu essentialisé dans son histoire, dans son appartenance socio-économique, dans son genre, etc. Le libéralisme politique se concentre lui aussi sur l’individu mais dans son rapport avec un tout. Le wokisme ajoute une couche au ressentiment contemporain où les citoyens estiment ne pas en recevoir assez par rapport à ce qu’ils donnent à la société, aux États. Le wokisme est doublement liberticide : il est dans l’impossibilité de concevoir un collectif et il enferme l’individu dans des formes d’identité dont il ne peut pas sortir, et qui en outre ne peuvent être comprises que par ceux qui ont la même identité.
Le wokisme ajoute une couche au ressentiment contemporain où les citoyens estiment ne pas en recevoir assez par rapport à ce qu’ils donnent à la société, aux États."
Vous écrivez que le wokisme repose sur un “totalitarisme culturel” qui pourrait dériver vers le totalitarisme politique. Votre analyse n’est-elle pas trop alarmiste ?
Regardez ce qui se passe aux États-Unis. Et le même phénomène est arrivé en France : dans les universités, dans les entreprises… Avec le wokisme, une fois que vous avez fait émerger une identité qui est incommunicable à ceux qui ne la partagent pas, vous délégitimez la parole de l’autre et vous interdisez toute forme de débat.
Vous épinglez également l’écologie radicale et les “collapsologues” qui prédisent l’effondrement de nos sociétés qui n’auraient pas su préserver l’environnement….
Je voudrais juste citer une interview récente de Pablo Servigne (coauteur, notamment, de Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie). Ce qu’il y dit est absolument terrifiant. Il tient un langage semblable à celui des populistes : selon lui, de toute façon, nous allons vers la catastrophe et donc il faut tenter quelque chose. Et ce n’est pas grave s’il y a des “sorties de route”. Par “sorties de route”, il évoque la fin de la démocratie. Il dit que, finalement, ce n’est pas très grave de passer par un régime fasciste, c’est un risque à prendre. Moi, c’est un risque que je ne veux pas prendre. C’est totalement immature comme raisonnement : on n’a pas eu ce qu’on voulait, alors on va essayer autre chose et on verra bien… Le problème, c’est que l’arrivée au pouvoir de populistes ne permet pas de retour en arrière. Le jouet est cassé. Et on ne peut pas le réparer, ou alors à grands frais. Il ne faut pas aller vers le radicalisme, il ne faut pas tenter le diable. Il faut garder ouverts les espaces de discussions. Il faut défendre les valeurs démocratiques mais sans illusion.
Après la Seconde Guerre mondiale, la terreur intellectuelle que faisaient régner les marxistes dans nos pays n’a-t-elle pas représenté un plus grand danger pour la démocratie libérale que les tensions actuelles ?
Les attaques et les injures ont été extrêmement violentes dans l’entre-deux-guerres entre les fascistes et les antifascistes. Dans les années 50, c’est vrai, les marxistes délégitimaient les anti-marxistes. Mais, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que les conflits idéologiques ne reposent plus sur une langue commune. Les réseaux sociaux polarisent la société et je ne sais pas comment on peut en sortir. Je vois aussi un problème avec le relativisme quant à la vérité des faits. Quand vous avancez des faits, on vous les renvoie à la figure. Par exemple, je pense au “Projet 1619” aux États-Unis. Selon cette relecture de l’histoire, ce ne sont pas les Pères pèlerins qui ont fondé l’Amérique en 1621, ce sont des esclaves venus d’Afrique qui se sont installés en Virginie en 1619. On réécrit tout et cela sape la démocratie. La démocratie a des ennemis extérieurs mais aussi des ennemis intérieurs. Elle a une guerre interne à mener concernant les valeurs qui la fondent : la discussion, le débat, la vérité, le réel, les faits…
À ce sujet, la démocratie doit-elle être tolérante avec ses détracteurs ? Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, entend-on souvent. Quel est votre avis ?
Hitler est arrivé au pouvoir de manière légale. Il ne faut pas être naïf. C’est tellement important de défendre la démocratie sans être naïf. Les démocrates seront toujours moins violents que les totalitaristes. La démocratie ne va jamais égaler ses adversaires avec leurs propres armes. Il faut trouver d’autres armes. C’est terrible de le constater mais les seules dont nous disposons aujourd’hui sont l’éducation et la culture. C’est ce que Raymond Aron appelait les “vertus négatives”, l’eau tiède de la démocratie. Ce n’est pas très facile à défendre.
La démocratie ne va jamais égaler ses adversaires avec leurs propres armes. Il faut trouver d’autres armes. C’est terrible de le constater mais les seules dont nous disposons aujourd’hui sont l’éducation et la culture."
Face à cette faiblesse intrinsèque de la démocratie et à sa contestation par des “citoyens clients” insatisfaits, que faire ?
Je propose d’en revenir aux expériences quotidiennes de la démocratie que nous faisons tous en tant qu’individus. La majorité des gens préfèrent discuter avec leur voisin plutôt que d’être battus par lui. On fait des expériences démocratiques tout le temps. C’est basique. On est tout le temps dans le compromis et il faut en prendre conscience. La démocrate, ce n’est pas forcément exaltant. Mais si vous regardez la situation des populations qui vivent sous un régime autoritaire, on peut se dire que la démocratie, ce n’est pas si mal… J’invite d’ailleurs nos concitoyens qui critiquent la démocratie de l’intérieur à se rendre sur la Place Rouge pour y proférer les mêmes slogans contre le régime de Poutine. On verra combien de temps ils tiennent avant d’être arrêtés.
Dans votre livre, vous expliquez que l’un des forces de la démocratie, c’est d’envisager le “temps long” plutôt que les intérêts immédiats de potentats. Mais il existe un contre-exemple : celui de la Chine de Xi. Cette dictature communiste projette son développement économique sur plusieurs décennies.
La Chine est dans le temps long, vous avez raison. Elle est même dans un temps éternel. Mais c’est le temps éternel de la Chine. C’est le temps éternel du Parti communiste. Certainement pas celui des Chinois. Les individus ne comptent pas.
En France, les manifestations violentes contre la réforme des retraites sont-elles le signe d’un désenchantement républicain ?
Quelle a été l’erreur de Macron ? Par les procédures institutionnelles qu’il a mises en œuvre (le recours à l’article 49.3 de la Constitution française, qui permet au gouvernement d’adopter des lois sans le vote de l’Assemblée nationale, NdlR), il a donné aux gens le sentiment qu’ils n’avaient pas la liberté de choix. Il est évident qu’il fallait faire une réforme des retraites. Mais les premiers mois de protestation ont été parfaitement démocratiques. Mais Macron n’a pas le sens du temps politique : il y a un moment où il aurait fallu réaliser le consensus, non pas sur la réforme mais au moins sur la forme politique que prennent les discussions.
Emmanuel Macron n’a pas été assez démocrate ?
Non. Mais ce n’est pas neuf. On ne peut pas dévaloriser les corps intermédiaires comme il l’a fait. En démocratie, on a besoin de cette médiation. La démocratie, Macron la conçoit de manière parfaitement populiste : les élections sont pour lui un contrat entre le peuple et le président de la République qui applique alors son programme. Mais non… La démocratie, c’est un régime de médiation, de discussions et de compromis.
