"Le numérique nous propose une liberté de supermarché"
Professeur de philosophie à l’UCLouvain, Mark Hunyadi publie “Le second âge de l’individu”. Il y retrace la genèse de ce que nous sommes et cherche à comprendre pourquoi nous avons tant de mal à faire face aux défis sociaux et climatiques.
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Publié le 14-05-2023 à 08h01
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Ce fut un “big bang civilisationnel”. Au XIVe siècle, la révolution nominaliste a bouleversé la pensée occidentale et engendré ce que nous sommes aujourd’hui. Jusqu’alors, raconte le philosophe Mark Hunyadi, nous vivions sous le haut patronage d’Aristote. Sa morale structurait nos esprits : nous devions agir non pas en fonction de nos désirs individuels ou de notre volonté personnelle, mais en conformité avec la nature des choses. Inutile de vouloir n’en faire qu’à sa tête – notre raison devait nous faire désirer ce que la nature (ou Dieu) avait défini comme “objectivement bon”.
Au XIVe, la révolution nominaliste menée par un escadron de philosophes et théologiens bouscule cette conception. Elle affirme que la volonté individuelle peut avoir le dernier mot, et laisse donc émerger l’individu moderne : un “individu doté d’une volonté et capable – à l’image du Dieu tout-puissant – de se déterminer elle-même, c’est-à-dire de poser elle-même ses propres fins”.
Désormais, la volonté individuelle a gagné la partie, et le monde, ses lois, sa nature doivent répondre et se plier à nos désirs. L’art de la Renaissance, les développements de la science, l’aspiration à la liberté des révolutionnaires français, l’avènement des droits de l’Homme puis, plus tard, les avions qui abolissent les distances, l’agriculture qui force la terre à coups d’intrants chimiques, la chirurgie esthétique qui sculpte notre corps en fonction de nos souhaits, et le transhumanisme qui entend supprimer les frontières de la mort sont autant d’exemples de cette révolution de la pensée. Le tournant nominaliste fut formidablement émancipateur, souligne Mark Hunyadi. Pour autant, qu’est devenu l’individu d’aujourd’hui ? Est-il encore aussi libre qu’il le prétend ? C’est tout l’objet du dernier et passionnant ouvrage ("Le second âge de l'individu", publié aux Presses universitaires de France) du professeur de philosophie à l’UCLouvain.
Dans la lancée du nominalisme, nous serions arrivés aujourd’hui à ce que vous appelez l’éthique des droits ou l’éthique des torts. Que voulez-vous dire ?
À partir du moment où l’autonomie de la personne est sacrée, le critère suprême est de ne plus infliger de tort, sous une quelconque forme, à la personne. L’éthique des droits est donc le soubassement de notre société, de nos décisions législatives, qui rappelle que nous ne pouvons rien imposer, ni même nuire, d’une manière ou d’une autre, à l’autonomie et à l’intégrité des personnes.
Le problème, écrivez-vous, c’est que cette éthique des droits, émancipatrice en tant que telle, s’est retournée contre nous. Comment le comprendre ?
Progressivement, autour du XIXᵉ siècle, cette éthique émancipatrice est en effet devenue une forme de prison. Par une mécanique que j’explique dans mon livre, elle a engendré la domination du système sur les individus. Ainsi aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, on ne peut se dégager du numérique ou du capitalisme. Le pouvoir politique lui-même peine à les réguler. En érigeant la volonté individuelle en maître absolu, on ne peut plus invoquer un intérêt commun capable de contraindre l’économie ou le numérique. Il est ainsi devenu très difficile de réguler les réseaux sociaux au nom de valeurs partagées. Du coup, alors qu’une application comme ChatGPT va bouleverser nos existences, le monde politique n’a presque aucun moyen de légiférer à son propos. Tel est le paradoxe : la défense des droits individuels et privés se retourne contre nous, permettant l’emprise d’un système qui s’impose à nous, sans réplique possible.
Si la volonté individuelle est la valeur suprême, la notion de limite disparaît à son tour…
Tant que je ne porte pas atteinte aux libertés d’autrui, je peux exercer ma liberté comme je l’entends, affirme l’éthique des droits. Je peux entreprendre les trajets en voiture ou en avion que je souhaite. Personne ne peut m’imposer un quota de city trips au nom du bien commun. Je peux faire ce que je veux dans la bulle de volonté libre qui m’est réservée. Or, agrégées, ces libertés individuelles engendrent des catastrophes systémiques.
Et les choses semblent s’aggraver si l’on vous suit. Au XIVe siècle, nous sommes devenus des individus nominalistes. Désormais, avec le numérique, nous serions des nominalistes libidinaux. Qu’entendez-vous par libidinal ?
Sous ce terme je range tout ce qui procure de la satisfaction : que ce soit des plaisirs sensuels, intellectuels, mais aussi pratiques (Google Maps par exemple)… C’est d’ailleurs cela qui a imposé le numérique si rapidement. Le smartphone et ses applications épousent parfaitement notre psychisme. Ils le prolongent en quelque sorte. Ils prolongent nos mots, nos recherches, nos phrasés (en nous proposant des réponses toutes faites)… Cela rend ces applications intuitives, et c’est leur force de séduction. Et là est le point fondamental : le numérique s’adresse à nous comme à des êtres libidinaux, comme à des êtres qui souhaitent que leurs désirs, leurs pulsions trouvent une réponse parfaite, simple, pratique et immédiate. Il nous envoûte et ne s’adresse pas à nous comme à des êtres qui devons réfléchir, patienter, exercer notre jugement, notre faculté de réflexion ou de critique.
Au point que le numérique nous sculpte, n’hésitez-vous pas à affirmer.
Oui, le numérique, par son emprise, ne peut pas ne pas façonner l’esprit humain. Il s’est immiscé dans toutes les dimensions de nos vies. Il est notre médiation avec le monde : tout passe par lui. On ne peut plus s’en retirer. En cela, il sculpte l’humanité future. L’homme est en effet un être profondément dépendant du contexte dans lequel il grandit, très sensible à la manière dont on s’adresse à lui. Dès lors, à force de s’adresser à notre esprit comme à un esprit qu’il faut satisfaire tout le temps et tout de suite, il nous rend libidinaux.
Mais si la révolution nominaliste était de nous rendre libres, qu’est-ce que le numérique a fait de notre liberté ?
Je pense que notre soif d’une grande liberté qui avait émergé au XIVe, qui s’était par exemple exprimée dans le cadre de la Révolution française, s’est un peu émoussée. Elle est devenue une petite volonté libidinale préoccupée par son seul confort. Notre volonté a été rétrécie au rang de désir, par le capitalisme d’abord, puis par l’emprise de la technique.
Certes, nous bénéficions d’une immense liberté avec le numérique, mais c’est une liberté de supermarché. Le numérique nous permet de réaliser énormément de choses, mais uniquement ce que lui nous permet de faire. Ensuite, plus profondément encore, il nous rive à nos désirs.
Quelle distinction établissez-vous entre désir et volonté ?
Ce qui fait la spécificité de l’esprit humain, c’est d’entretenir un rapport non naturaliste à ses désirs. Contrairement à l’animal, l’Homme peut transcender ses désirs et ses instincts. Il peut également les raisonner, les évaluer ou les ajuster. Certains subliment ainsi un désir de violence dans la boxe ou dans l’art. On pourrait dire que la volonté, c’est le désir après discernement.
Or, cette capacité réflexive sur son propre désir, elle n’est pas abolie, mais elle est contournée par le numérique qui fait en sorte que j’exécute le plus vite possible mon désir, puisque c’est son intérêt et que c’est comme cela qu’il gagne de l’argent. Le numérique abolit la distinction entre désir et volonté. Il abîme donc notre esprit et fait de nous des machines ou des animaux désirants. Il nous empêche de sortir de notre bulle de désirs, ce qui nous permettrait pourtant de considérer d’autres points de vue, ou les conséquences de nos actes.
Vous ne voulez pas revenir à la philosophie antique et médiévale. Mais alors, comment en sortir ?
Nos désirs et notre volonté sont façonnables. C’est pour cela que le marketing marche si bien. On peut donc rééduquer notre esprit. Il faut donc investir le champ de l’éducation. Nous pourrons alors restaurer l’idée de transcendance, qui n’est pas un appel à Dieu, mais qui nous permet d’intégrer, dans nos choix, l’existence de l’autre et de ce dont il a besoin. De sortir, donc, de notre bulle libidinale. Avec ce sens de la transcendance, nous retrouverons l’intelligence des limites, indispensable pour faire face aux défis climatiques par exemple.
Ne sommes-nous pas sur ce chemin ?
Il y a des lueurs d’espoir, mais le grand pas sera franchi quand nous renoncerons à un city trip pour des raisons écologiques. L’obstacle au changement est avant tout un obstacle mental, celui de la souveraineté de la volonté.
En appeler à l’éducation, n’est-ce pas un vœu pieux ?
De nombreuses pistes peuvent être empruntées. Certaines mesures simples, en ce qui concerne le numérique, pourraient aussi être prises. Pourquoi ne pas interdire les “likes” sur les réseaux sociaux qui engendrent des bulles cognitives (le fait que les internautes sont prioritairement confrontés au contenu qu’aime leur entourage) et favorisent les contenus émotionnels ? C’est un exemple parmi d’autres qui pourrait déjà être un petit pas. Plus fondamentalement, j’avance dans mon livre la nécessité de déclarer l’esprit humain patrimoine commun de l’humanité afin de le protéger. C’est ce que l’on a fait pour les fonds marins. Pour les exploiter, il est désormais nécessaire de demander une autorisation à l’Autorité internationale des fonds marins, qui est une autorité onusienne. On peut encore en tirer profit, mais de manière raisonnée, et tous les bénéfices récoltés doivent être universellement redistribués. Cette disposition juridique que je précise dans mon livre devrait servir de modèle pour l’esprit humain. Il y aurait un principe interdisant de le privatiser, de le capturer, de s’en emparer à des fins commerciales, de s’adresser à lui n’importe comment.
En quoi cela transcenderait-il l’éthique des droits ?
Dans le sens où la loi n’est plus rédigée pour simplement protéger les volontés individuelles, mais en fonction de la rareté, de la préciosité du monde que nous habitons.
N’est-ce pas liberticide ?
Non, nous voyons bien que le primat de la liberté individuelle sans limite ne nous rend pas libres. Sommes-nous libres aujourd’hui d’échapper au capitalisme et au numérique qui se sont développés au nom de la liberté individuelle ? Sommes-nous libres d’éviter le péril climatique qu’elle a accéléré ? Nous devons sortir de l’individualisme individualiste et de son primat de la volonté, au profit d’un individualisme relationnel, où prime la relation au monde et aux autres.