Toi aussi, deviens un expert en tout
Rien de plus simple. Voici quelques ficelles pour briller en toutes situations et pour se faire un nom.
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- Publié le 28-05-2023 à 08h02
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Il y a ceux que l’on aime et ceux que l’on déteste. Ceux qui sont pour nous et ceux qui sont contre nous. Sur les réseaux sociaux, dans les médias, sur Youtube, sur les plateaux des chaînes d’info, ils nous donnent rendez-vous. Le verbe haut et la parole claire, tels des jouteurs de la pensée, ils rebondissent sur tout, parlent “vrai”, réconfortent nos a priori, suscitent un clash ou une polémique. Certains sortent de nulle part, d’autres, spécialistes d’un domaine, sont devenus des “toutologues” invités à s’exprimer sur l’ensemble des sujets. Eux, ce sont les experts que l’on croise désormais un peu partout. Certes, le débat sociétal nécessite des voix fortes ; malheureusement, regrettent Sebastian Dieguez et Nicolas Gauvrit, beaucoup de ces experts sont de véritables charlatans dont la parole ne repose sur aucune connaissance scientifique ou philosophique particulière, mais sur quelques talents oratoires, sur quelques postures bien préparées. Dès lors, pour que chacun puisse briller dans les salons et sur les réseaux sans trop d’effort, les auteurs nous offrent un petit guide pratique : L’expertise sans peine. Traité d’excellence ostentatoire en toutes choses (voir ci-dessous). Plein d’ironie, celui-ci enfile les leçons et les ficelles indispensables pour que nous puissions donner un avis sur n’importe quoi, “improviser des analyses à l’emporte-pièce et susciter des polémiques incontournables”. Ce petit traité est suivi d’un essai intitulé Paradoxes de l’expertise qui revient, avec sérieux cette fois, sur les conditions de la véritable expertise et du juste débat.
Entretien avec Sébastian Dieguez
Qui sont ces “experts professionnels” ?
Il en existe une grande diversité. Il y a des gens plutôt inoffensifs, qui sont là pour égayer un peu le débat, et que l’on invite, car ils sont de bons clients, qu’ils parlent bien et mettent de l’animation. En France, il y eut les frères Bogdanov, dont on distinguait assez mal les limites de leur expertise scientifique qui se conjuguait avec de l’animation et de l’amusement. À l’autre extrême, on rencontre malheureusement l’imposteur complet qui transmet sciemment de fausses informations ou qui tord la réalité pour arriver à une conclusion préétablie. Entre les deux on a des gens qui sont de véritables experts ou qui l’ont été dans tel ou tel domaine, mais qui vont commencer à s’exprimer à tort et à travers.
Comment expliquer leur succès ?
Car nous sommes tombés dans une industrie de l’information qui impose à chacun – et aux médias en particulier – de réagir immédiatement à une actualité, de se démarquer, d’être tranché, de susciter de l’émotion et de l’indignation pour sortir du lot. Dès lors, que ce soit dans les universités, dans les salons, les conférences, le monde de l’édition… on va aller chercher des personnalités disponibles pour donner rapidement une opinion. Cette nécessité de répondre rapidement est difficilement compatible avec le temps de la recherche, de l’étude et du recul. Certaines personnalités vont donc profiter de ce système et se spécialiser – comme on l’appelle avec ironie – dans l’expertise professionnelle, c’est-à-dire dans la capacité de pouvoir donner son avis sur tout et en direct, d’offrir des avis tranchés qui suscitent à leur tour des conflits, du buzz, des polémiques… Cela impose un peu de savoir-faire que nous présentons dans notre ouvrage.
Le fait que des pseudo-experts s’emparent de la parole et parlent plus fort que les autres, est-ce vraiment le propre de notre époque ? Socrate critiquait déjà les “sophistes” capables de défendre tout et son contraire…
Les charlatans ont toujours existé, mais le phénomène s’amplifie sous le coup de l’industrie de l’information. De plus, nous pensons que si la véritable expertise scientifique peut si facilement être mise au même niveau que de simples opinions péremptoires ou mensongères, c’est que le problème est plus profond. Il renvoie en effet aux discours populistes, si prégnants aujourd’hui. Ceux-ci vilipendent les experts qui constitueraient une sorte d’élite arrogante, difficilement compréhensible, détachée de la réalité, bureaucratique… et qui – en plus – se contredisent et se trompent parfois. Ces discours populistes invitent donc le “peuple”, nécessairement simple et vertueux, à ne plus trop écouter les experts, mais à se fier à ses intuitions, ses ressentis, ses croyances, son “bon sens”… Le discours populiste tue donc l’expertise et situe la vérité scientifique sur le même plan que l’opinion et le ressenti de chacun. Notez d’ailleurs que le langage abscons et complexe qui était à la mode il y a quelques années est complètement démonétisé. Aujourd’hui, il faut être simple, cash, direct. Des personnes qui profèrent des banalités de manière triviale suscitent régulièrement l’admiration : “C’est exactement ce que je pensais, il dit les choses comme elles sont”, se félicitera-t-on. Trop souvent aujourd’hui, l’énergie transmise, la forme et l’éloquence se substituent à l’importance, la précision et la véracité du propos.
Car le but d’un “toutologue” n’est pas tant d’éclairer la vérité, affirmez-vous, que de se positionner, d’offrir un avis tranché, d’être le porte-parole d’un clan ou d’une communauté.
Oui, dans la logique de fragmentation de la société, chacun doit désormais représenter un groupe. Et chaque auditeur entend avoir son représentant sur le plateau. Ce que dit un pseudo-expert permet donc à la fois de raffermir le groupe auquel il appartient, de signaler sa loyauté à telle ou telle position partisane et, en même temps, de discréditer ceux qui sont perçus comme des ennemis ou des adversaires. Il revient donc à l’expert autoproclamé de flatter ceux qui pensent comme lui, en leur livrant des banalités qui circulent déjà au sein du milieu et, si possible, en extrémisant toujours un peu plus le discours pour se distinguer au sein de son propre groupe. Et comme ceux d’en face font la même chose, le débat se clive toujours davantage, ce qui rend impossible l’écoute mutuelle, la recherche commune de la vérité, la patiente délibération qui aboutirait à des compromis ou à des choix rationnels. Nos échanges deviennent des combats de posture.
Comment reconnaître ces “faux experts” ?
C’est très difficile, d’autant que certains se fabriquent de faux CV ou créent leurs propres instituts de recherches qui ne sont que des coquilles vides. On peut cependant faire attention à la forme que prend le discours. Si une personne est très présente dans les médias, qu’elle s’exprime sur à peu près tout et avec aplomb, c’est mauvais signe. Un véritable expert est en général quelqu’un de prudent, conscient des limites de son savoir et des questions qui restent en suspens dans sa propre discipline. Le problème, on l’a vu durant la crise Covid, est que nous préférons tous entendre un discours assertif, qui propose une solution ou une réponse claire, qu’un discours qui fait droit à la complexité des évènements et qui souligne les inconnues.
Une des techniques oratoires que vous évoquez dans votre livre est celle du “ramener à soi”. Comment fonctionne-t-elle ?
Le ramener à soi, c’est la technique de l’étudiant qui a révisé un seul chapitre de son cours. Quand on l’interroge sur un sujet, il tente d’amener la réponse sur le terrain qu’il connaît. Si la question est relative à l’anatomie des éléphants et qu’il ne maîtrise que celle des vaches, il commencera à dire que “les éléphants sont des animaux très intelligents… tout comme les vaches dont l’anatomie, d’ailleurs… ” Le débat public offre de nombreux exemples du “ramener à soi”, tant les experts aiment attirer la conversation sur le terrain de leurs propres obsessions, lubies et zones de confort. Notons que le “ramener à soi” est une technique plus facile à maîtriser dans certaines disciplines comme la psychanalyse ou la sociologie, mais qu’elle demeure peu reluisante et qu’elle finit par se voir.
Beaucoup de techniques oratoires ne s’apparentent-elles à des fuites ? C’est le cas, par exemple de la “fuite anecdotique”, que vous présentez.
Oui, cette méthode très puissante consiste à remplacer la réponse attendue par une anecdote à laquelle chacun pourra s’identifier. Face à une bonne histoire, des statistiques abstraites ne feront jamais le poids. Cette technique s’accorde bien au discours populiste : au nez du scientifique qui vous assène des données chiffrées, vous pouvez avancer une expérience anecdotique, de terrain, qui semble donner la parole au ressenti, à la vie réelle des gens.
Il y a aussi “la question que tout le monde se pose”…
Vous êtes embarrassé par une question ? Pas de problème. Remerciez la personne, mais ne lui répondez pas. Ajoutez que la question qui intéresse vraiment les gens est plutôt celle-ci… À force d’ailleurs de répéter “la question que tout le monde se pose” que vous aurez inventée, les gens vont finir par se la poser et vous sortirez gagnant. Notez que cette technique connaît une variante astucieuse. Plutôt que de changer de question, faites mine d’élargir le débat : ne répondez pas à la demande en tant que telle, mais affirmez que le problème qu’elle évoque est le symptôme d’une tendance sociétale plus profonde sur laquelle vous pourrez avancer des hypothèses plus ou moins floues.
Que faire, en tant qu’auditeur ou lecteur, pour redorer le blason du débat et offrir plus de place aux personnes dotées d’une véritable expertise ?
Dans notre rapport à l’information, nous pouvons veiller à être patients, à ne pas nous jeter sur la première explication venue qui satisfait nos a priori, à accepter l’incertitude et à rester humbles face à la réelle expertise de certains spécialistes. Surtout, il faudrait parvenir à “dépersonnaliser” les débats, c’est-à-dire s’intéresser aux questions, aux problèmes et aux arguments, plutôt qu’aux personnes qui les portent. En gros, s’intéresser à l’expertise en tant que telle, plutôt qu’aux experts et pseudo-experts qui la personnifient à outrance.
Trucs et astuces
Nul besoin d’être un génie pour devenir expert. Le rôle de l’expert n’est pas tant d’éclairer que “de se positionner par rapport aux autres”. L’expertise est donc affaire de posture, d’apparences, de prétentions et de simulacres. C’est un véritable “mode de vie”. Créez donc votre personnage pour qu’il soit identifiable, choisissez votre look et vos tics de langage, rappellent les auteurs, multipliant les conseils et les exercices pratiques. Prenez également du plaisir à vous écouter parler. “Si vous n’adorez pas votre expertise et ne ressentez pas chaque mot qui sort de votre bouche comme une douce coulée de miel”, vous êtes perdu. Auto encouragez-vous très régulièrement, exercez-vous devant votre miroir ou “installez un dictaphone à chaque extrémité de votre piscine personnelle, ainsi pourrez-vous enregistrer vos fulgurances entre chaque longueur, tout en prenant soin de votre apparence physique (c’est un métier, on vous le répète).”
Le livre et les auteurs
“L’expertise sans peine, suivi de Paradoxes de l’expertise” (Éliott Éditions, 2023), un livre de Sébastian Dieguez, neuroscientifique, auteur notamment de “Croiver. Pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit”, et de Nicolas Gauvrit, maître de conférence en mathématiques à l’université d’Artois, psychologue du développement et membre du comité de rédaction de la revue Science...et pseudo-sciences.

[Encadré avec la liste de différentes techniques présentées dans l’ouvrage]