Pierre Assouline : “Pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens ?”
Écrivain, membre de l’Académie Goncourt, Pierre Assouline publie “Le nageur”. L’occasion de reparler du judaïsme, de Job, des traditions. De ce qui nous fait survivre. Ou pas.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/e0cdf7ad-7448-4268-a772-729cbabf2b82.png)
- Publié le 04-06-2023 à 08h00
- Mis à jour le 04-06-2023 à 08h01
:focal(1495x1005:1505x995)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/H7ZIECQZPFFZDOCW6DRMXBGRQY.png)
Pierre et Alain
Pierre et Alain arrivent souriants. On dirait deux frères. Beaucoup de choses les rassemblent. Ils sont amis depuis plus de 25 ans. Pierre Assouline, écrivain français, membre de l’Académie Goncourt, est venu à Bruxelles présenter son dernier livre, Le Nageur (Ed. Gallimard) qui retrace la destinée d’Alfred Nakache champion de France et d’Europe de natation avant d’être sacré recordman du monde. Dénoncé par un rival comme juif et résistant à la Gestapo, il fut déporté.
Impossible pour Pierre Assouline de passer dans la capitale belge sans aller déjeuner avec son ami Alain Berenboom, avocat et écrivain belge. Lui vient de publier Clandestine, (Genèse Édition) un excellent roman d’espionnage dans lequel il est aussi question de la famille, d’immigration. Quel meilleur endroit, pour réaliser l’interview de Pierre Assouline que l’hôtel Otlet, situé à Bruxelles, à l’angle des rues de Livourne et de Florence, magnifique bâtiment Art nouveau qui abrite les bureaux d’Alain Berenboom ?
Journaliste, Pierre Assouline a publié 15 livres, dont dix biographies avant d’oser se dire “écrivain”. Comme il l’enseigne à ses étudiants, il faut, pour écrire, ressentir en soi un besoin impérieux. Chez Assouline, la source a pris naissance très tôt et ne s’est plus jamais tarie. Il parle d’une voix très douce de choses graves. La vie, la religion, les traditions. On sent chez cet homme la force d’un rocher, mais aussi quelques douleurs enfouies, comme celle de la mort accidentelle de son frère aîné, alors âgé de 19 ans. Assouline aime les traditions et considère qu’il ne faut jamais “rompre la chaîne”. Il en veut, dit-il, aux catholiques qui ne font plus baptiser leur enfant. Rencontre avec un homme simple aux convictions bien ancrées.
Entretien
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
J’ai grandi dans une famille de la bourgeoisie juive d’Afrique du Nord, au Maroc, à Casablanca. Du côté de ma mère et de mon père, les familles sont originaires de l’Algérie française. Mon grand-père avait une entreprise d’import-export de café, à Oran. Mes parents souhaitaient prendre leur envol. Mon père a été chargé de développer la succursale de l’entreprise à Casablanca. C’est ce qu’il a fait brillamment. Ils s’y sont installés deux ans avant ma naissance. Nous formions, avec mon frère, de trois ans mon aîné, une famille de quatre personnes.
Une jeunesse dorée ?
Ma jeunesse est un désespoir pour un psychanalyste : j’ai connu le bonheur absolu de naître dans un pays de cocagne, le Maroc, qui reste pour moi un des plus beaux pays du monde. J’ai connu le Maroc sous protectorat français et après l’indépendance. Pour moi, c’est un tout : les gens sont gentils, hospitaliers, la cuisine y est la meilleure du monde. La lumière et le soleil de Casablanca sont magnifiques. Tout le Maroc est comme cela. Nous allions à la piscine tous les jeudis et à la plage le week-end. J’avais des parents aimants et très justes.
Quel enfant étiez-vous ?
J’ai été prénommé Pierre et mon nom “Assouline” signifie “le rocher”, en langue berbère. Cela fait une sacrée personnalité. Pourtant, d’après ma mère, j’étais un enfant très discret, tellement silencieux et effacé que, parfois, on m’oubliait dans un magasin ou ailleurs. Je ne faisais pas de bruit.
Quelles valeurs vous ont-ils transmises ?
C’est très important les valeurs… Mon père était très attaché au respect de la famille, une valeur essentielle. Les traditions religieuses comptaient beaucoup pour eux aussi : on appartient à une chaîne qu’il ne faut pas rompre. L’attachement à la République française était également fondamental. Nous sommes républicains : les valeurs de tolérance, d’ouverture, de libéralisme sont fondatrices. Mon père s’était engagé volontairement dans la guerre en 1943, il a fait le débarquement en Provence.
Vous n’avez pas terminé vos études…
J’ai fait mes études à Paris, mais je les ai abandonnées pour partir en Israël ; c’était la guerre du Kippour en 1973. J’ai travaillé civilement dans un kibboutz pour remplacer ceux qui étaient partis au front. Mais nous savions que si la guerre devait mal tourner, il faudrait aussi aller combattre. Cela n’a pas été le cas. Et quand je suis revenu à Paris, j’avais envie d’entrer dans la vie active. Cette histoire sera au cœur de mon prochain livre.
Comment avez-vous réussi à vous faire engager ?
Cela n’a pas été facile mais je voulais vraiment être journaliste. Je ne voulais que cela. J’ai d’abord travaillé dans des agences de presse puis au Quotidien de Paris et à France soir. J’ai commencé à rédiger des livres très tôt, à 24 ans, mais pas comme écrivain, comme journaliste. Je me suis rendu compte, déjà à l’époque, que la presse française n’avait pas les moyens de faire du vrai journalisme. Pour cela, il faut trois choses : du temps, de l’argent et de la place. C’est pire aujourd’hui. Mon premier livre a été consacré au travail des grands reporters. Mes livres suivants étaient aussi de pures enquêtes journalistiques. Tant que je n’avais pas écrit de roman, je ne me considérais pas comme un écrivain. Je suis donc devenu écrivain après avoir publié quinze livres…
Vous vous êtes lancé ensuite dans d’ambitieuses biographies, dix au total…
J’étais grand lecteur de biographies, telles que celles de Jean Lacouture et quelques autres. J’ai eu envie de raconter la vie de Marcel Dassault. Ce livre m’a mis le pied à l’étrier.
Il faut, dites-vous, un coup de foudre pour écrire une biographie. Comment cela s’est-il passé avec Marcel Dassault ?
Oui, bizarre, n’est-ce pas ? Un dimanche, ma grand-mère lisait le journal et m’a dit simplement : quelle vie incroyable a eu cet homme exceptionnel. Le lendemain, je me suis rendu dans une librairie et j’ai demandé un livre sur Marcel Dassault. Il n’y avait qu’un livre écrit par lui et vendu uniquement dans les kiosques à journaux, “Le Talisman”, une édition de poche qui faisait 25 pages… Marcel Dassault avait donc résumé son incroyable vie en si peu de pages. Je me suis dit qu’il avait beaucoup de choses à cacher… Cela m’a donné un coup de fouet.
Chaque biographie vous a pris des années…
C’est ce que j’aime et j’ai toujours aimé : l’enquête. C’est excitant et on ne sait pas exactement ce que l’on cherche. On finit par trouver des choses que l’on ne cherchait pas.
Comment sont nés les coups de foudre pour Georges Simenon et pour Hergé, les deux “régionaux” de cette étape ?
D’abord, il y a eu Georges Simenon. Je lisais beaucoup ses livres. Je travaillais chez mon éditeur comme conseiller littéraire. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de biographe de Simenon à l’exception d’une seule parue en Angleterre. J’ai acheté les droits et l’ai fait publier en France. Mais ce texte était très approximatif car l’auteur n’avait pas eu accès aux archives, la clé pour ce genre de travail. S’il n’y a pas d’archives, il n’y a pas de biographie. J’avais écrit à Simenon quand j’avais rédigé la biographie de Gaston Gallimard. Il m’avait répondu agréablement. De temps en temps, je lui envoyais mes livres. Il me répondait. Une correspondance s’est installée. Il y avait des tas d’essais, d’études, sur les livres de Simenon mais pas “LA” biographie. J’ai demandé à le voir. Sa compagne m’a répondu : “venez demain”. Ils étaient en vacances… à deux cents mètres de chez eux, à l’hôtel Beau Rivage à Lausanne. J’ai passé la matinée avec lui. Il a marqué son accord. Il m’a conseillé de consulter ses archives officielles au château de Colonster à Liège. Mais je voulais avoir accès à ses archives privées, qui étaient dans sa cave à Lausanne. Heureusement qu’il l’a accepté devant sa secrétaire et sa compagne car il est mort trois mois après notre rencontre. J’ai vu tout, tout, tout. Quand la biographie de Simenon est sortie, j’ai été invité à l’émission “Apostrophes”. Après l’émission, nous avons bu un verre avec quelques personnes et j’ai entendu quelqu’un dire : “Ce qu’Assouline a fait avec Simenon, il n’oserait pas le faire avec Hergé…” J’ai réagi : “Qu’en savez-vous ?”
Beau défi !
La discussion s’est engagée, je suis venu quelques mois plus tard à la Fondation Hergé et j’ai rencontré Fanny Rodwell. J’ai expliqué ma manière de travailler : avoir accès aux archives privées, à toute la correspondance. Fanny Rodwell m’a fait confiance.
Pourquoi ?
Elle m’a expliqué qu’Hergé vivait depuis très longtemps sous le signe de l’insinuation, notamment concernant son passé collabo. “L’accusation, m’a-t-elle confié, est moins pire que l’insinuation”. Elle m’a lancé : “Écrivez ce que vous découvrirez”. J’ai fait mont travail rigoureusement. Je l’ai prévenue : “si je trouve un cadavre dans le placard, il sera dans le livre”. Elle a pris le risque… Le ministère belge de la Justice m’a accordé l’autorisation exceptionnelle de consulter, sous le contrôle d’un avocat, le dossier judiciaire d’Hergé constitué lors de l’épuration. Une première. J’ai réalisé plus de cent interviews.
Qu’avez-vous découvert ?
Pendant la guerre, Georges Remi a réussi à se tenir en équilibre sur une ligne de crête entre collaborateurs, allemands et attentistes. Au vrai, il ne pensait qu’à travailler, comme avant-guerre, à produire et à poursuivre son œuvre. Son attitude, engagée car il publiait régulièrement dans “le Soir volé”, lui a permis de nouer des liens avec l’occupant grâce auxquels il a obtenu du papier pour ses albums à une époque où c’était difficile.
Cela étant, si nombre de ses amis et relations étaient du côté du pouvoir, lui, tout en leur demeurant fidèle, restait prudent, sur son quant-à-soi ; de toute façon, ni avant, ni pendant, ni après, il n’a adhéré à un parti ou une idéologie ; heureusement car il était dépourvu du moindre sens politique. Il ne manquait de rien. Au départ des Allemands, on saura s’en souvenir. Il sera inquiété, comme on dit, mais sans gravité par rapport certains de ses amis. Pour le dire d’une phrase, il a mieux vécu l’Occupation que la Libération.
“Vies de job” est un livre majeur dans votre œuvre. Avez-vous percé le mystère : pourquoi l’homme bon souffre-t-il sur terre et pourquoi le méchant peut-il connaître le bonheur ?
J’ai cru comprendre deux choses. D’une part, le mal est davantage naturel à l’homme que le bien. On nous a toujours appris que l’homme naît bon et dans le bien et que le mal est exceptionnel. Le mal serait un dérapage de l’âme humaine. Moi, je pense que l’homme naît dans le mal aussi naturellement que dans le bien. C’est se tromper que de penser que la nature humaine est naturellement bonne. La deuxième chose que j’ai comprise est celle-ci : quand on est croyant, il faut croire en l’Éternel sans rien attendre en retour.
L’histoire de Job est plus douloureuse encore : c’est un homme de bien qui se retrouve pauvre, nu, dépossédé de ses terres et de ceux qu’il aime…
Il n’a rien fait de mal, en effet. Et il se pose la question : pourquoi moi, qui crois tant en Toi, Éternel notre Dieu, comment peux-tu me punir à ce point ? Et l’Éternel lui répond : qui es-tu, toi, pour oser m’interpeller ? Où étais-tu quand j’ai créé le monde ? Si tu veux aimer ton Dieu, aime-le mais il n’y a pas de rétribution. Si on attend une rétribution de son Dieu, si on se comporte en homme bien en espérant être sauvé, c’est qu’on cherche un intérêt, que cela n’est pas naturel. Il faut être croyant et pratiquant si on veut l’être, mais pas par intérêt. Attendre, un retour sur investissement, cela ne marche pas… Il faut être croyant sans rien attendre.
Ce livre a touché et intrigué autant les croyants que les non-croyants.
En effet, ce sont les remarques que j’ai reçues.
C’est aussi le thème du livre “Dieu était en vacances”, de Julia Wallach, Pauline Guéna. Pourquoi Dieu laisse-t-il faire tant de mal, dont le pire, la Shoah ?
On ne sait pas. Ni pour Job, ni pour Auschwitz. Où était Dieu pendant ce temps-là ? Une théorie dans le judaïsme dit que Dieu s’est retiré du monde. Certains ont réponse à tout. Cela ne me satisfait pas. Je préfère continuer à me heurter à cette interrogation métaphysique : “où était-il pendant que le massacre se perpétrait ?” plutôt que de donner des réponses purement intellectuelles.
Une des explications est que Dieu inflige des douleurs pour donner à l’Homme “de l’expérience”…
Oui, mais alors on glisse facilement dans la nécessité de mettre l’homme à l’épreuve. Ou punir le peuple juif de n’être pas suffisamment fidèle, un peu comme après l’expérience du veau d’or.
Il n’y a pas que des Juifs qui ont souffert pendant la Deuxième guerre mondiale…
Oui, mais il y a une différence : les autres meurent, ont été arrêtés torturés, déportés, exécutés pour qu’ils ont fait. Les Juifs, c’est uniquement pour ce qu’ils sont : Juifs. Quand on arrête un résistant, on le déporte seul. Les Juifs, on les déporte en famille. Du plus petit au plus âgé.
Pour Victor Hugo, le livre de Job était celui qu’il fallait absolument lire, Julien Green l’avait toujours dans sa poche. Il était posé sur la table de chevet d’Hugo Claus qui s’est toujours demandé pourquoi ses parents l’avaient mis en pension jusqu’à 11 ans.
C’est un livre qui traverse le temps. C’est un livre essentiel, même s’il est mal fichu. Mais ce qu’il dit est tellement factuel. La justice et l’injustice sont inégalement distribuées partout dans le monde en fonction de la naissance. Il y a des pays où il fait bon naître et d’autres beaucoup moins.
”J’en veux aux catholiques qui ne font pas baptiser leurs enfants”
Comment vivez-vous votre spiritualité ?
J’ai des amis très religieux qui estiment que ma spiritualité est en baisse. Mais elle est partout. Je la vis à ma façon. Je suis croyant, attaché aux traditions
Vous citez souvent Lévinas qui dit : être juif, c’est recevoir, célébrer et transmettre…
C’est exactement ce que je fais. J’ai reçu ce que mes parents m’ont transmis. Je célèbre, par les prières, les rites, les fêtes. Je transmets à mes enfants, mes petits-enfants et mes neveux.
Cela vaut pour toutes les religions…
En principe, oui. C’est la raison pour laquelle je trouve qu’il est grave de rompre la chaîne. La première rupture de la chaîne qui me paraît grave, c’est le changement de nom. Je comprends très bien qu’après la guerre, les juifs ashkénazes qui ont été déportés, rescapés aient eu envie et besoin de changer de nom, pour mettre à distance un passé douloureux. Par la suite, c’est différent, parce que le premier héritage que l’on reçoit, c’est son nom qui porte une histoire.
Vous vous êtes un moment éloigné de la religion…
La mort accidentelle de mon frère, à 19 ans, m’a éloigné de la religion ; celle de mon père m’a rapproché de la religion. Entre les deux, je me suis absenté de la religion. Il s’est passé pas mal d’années entre les deux. J’avais moins de maturité lorsque mon frère est mort, j’en avais plus lorsque mon père est mort. Mon frère est mort, jeune, je trouvais cela injuste : j’avais 16 ans, lui 19. J’ai eu un sentiment de révolte, d’injustice. Mon père est mort à 67 ans, c’était trop jeune mais c’était dans l’ordre des choses.

Lors de la mort de votre frère, vous vous êtes retrouvé ans la position de Job : pourquoi cette mort ?
Oui, il y avait de cela. Cela a sans doute provoqué le déclenchement de ma réflexion sur Job. Je cherche toujours savoir pourquoi quelque chose me hante depuis longtemps au point d’en faire un livre. En écrivant “Vies de Job”, j’ai compris que ce projet de livre était né quand j’avais 16 ans, à l’enterrement de mon frère. Dans les prières qui accompagnent le mort, il y a des évocations de Job. C’est là que je l’ai rencontré pour la première fois. Mais je ne le savais pas. Cela a travaillé sur mon inconscient.
Rompre la chaîne, c’est rompre les traditions…
C’est la raison pour laquelle j’en veux aux catholiques qui ne font pas baptiser leurs enfants. En France, on se plaint beaucoup que l’islam soit devenu la première religion, ce qui est une réalité. Ceux qui s’en plaignent, ce sont eux les responsables. Le catholicisme de la France, ex-première fille aînée de l’Église, est en berne. La crise des vocations est terrible depuis trente ou quarante ans et la pratique est presque à l’abandon. Quand les églises sont pleines, elles sont remplies de travailleurs immigrés. C’est la faute des catholiques français. La première chose à faire, c’est de baptiser les enfants : il faut donner une religion, sa religion, à ses enfants, quelle qu’elle soit. En l’espèce, cela se traduit chez les Juifs, par la circoncision, chez les chrétiens par le baptême. Il s’agit de leur donner une direction, dès leur enfance. Cela leur permettra, éventuellement à l’âge adulte de la rejeter, précisément. Il n’y a rien de tel que de s’affirmer contre. Les enfants peuvent suivre le chemin de leurs parents. Et tant mieux. Ils peuvent aussi se rebeller. Mais heureusement qu’ils ont quelque chose contre quoi se rebeller.
Certaines pratiques peuvent confiner à des violences, l’excision, par exemple…
Contrairement à ce que l’on croit, l’excision n’est pas religieuse. Elle n’est pas dans l’islam. Il s’agit d’une pratique rituelle qui concerne les populations en bordure du Nil. Une partie de l’Afrique ne pratique pas l’excision. En Égypte, 20 % de Coptes chrétiens la pratiquent. Mais c’est le grand tabou en Égypte.
”Il ne faut écrire que si c’est une nécessité impérieuse”
Vous enseignez l’écriture à Sciences Po, Paris. Quelle a première chose que vous apprenez à vos étudiants ?
Il s’agit donc d’un cours d’écriture littéraire. Je leur apprends des techniques d’écriture : comment décrire des personnages, établir des dialogues, le plan d’un livre. Mais avant cela, je leur fais comprendre qu’il ne faut écrire que si c’est une nécessité impérieuse. On n’écrit pas “comme cela”. Si on n’a pas le feu sacré, si l’on n’est pas animé par quelque chose de violent qui fait que l’on n’a pas le choix, ce n’est pas la peine d’écrire. Parce que cela se verra. La deuxième chose est qu’en leur enseignant ce que je sais, je ne peux pas les rendre écrivain. Seuls ceux et celles qui ont des capacités d’écriture fictionnelle en eux, qu’ils le savent ou pas, ceux et celles-là, je peux révéler en eux ce qu’il y a d’écrivain. Les faire aboutir. Mais il faut avoir cela en soi.
À présent, vous êtes passé de la biographie à un genre littéraire qui vous plaît : vous alliez la littérature et l’histoire.
J’ai enfin trouvé cette forme. J’écris des livres qui sont de la mise en scène de l’histoire avec les moyens de la littérature. C’était le cas de Lutetia, Tu seras un homme, mon fils et Le Nageur qui vient d’être publié.
Dans tous ces livres l’occupation et la collaboration reviennent dans presque chacun de vos livres.
Pas toujours. Mais si l’on s’intéresse au XXè siècle, on ne peut ne pas parler de cette période.
Comment l’idée de votre récent livre Le Nageur vous est-elle venue ? La question que vous vous posez, au fond, est la suivante : jusqu’où un homme, Alfred Nakache au destin exceptionnel, ayant affronté le mal absolu peut-il aller pour ne pas s’effondrer, surmonter sa souffrance et se projeter à nouveau vers l’avenir ?
En matière de sport, je suis croyant et pratiquant. Je pratique le sport depuis l’âge de 14 ans. Tout le temps. J’ai commencé par l’aviron que j’ai pratiqué pendant dix ans. Le sportif Alfred Nakache m’a toujours été familier. Parce que je m’intéresse aussi à l’histoire du sport. Et puis, il y a le rapport à la mort, que le Covid a complètement changé. En vivant ce rapport nouveau la mort, j’ai cherché à l’analyser et je me suis rendu compte qu’en fait, j’ai vu des gens mourir, d’autres revenir et rebondir. Cette forme de résilience m’a poussé à m’intéresser à Alfred Nakache et à sa capacité de revenir. Dénoncé par un rival comme juif et comme résistant à la Gestapo toulousaine, il fut déporté avec sa jeune femme, Paule, et leur petite Annie. D’Auschwitz à Buchenwald en passant par la marche de la mort, il survécut grâce à une volonté et une constitution athlétique hors du commun. Mais à quel prix ?

”Le mécontentement permanent, c’est la nature profonde des Français”
Comment vous ressourcez-vous ?
Je lis des classiques. Je relis À la recherche du temps perdu tous les quatre ou cinq ans. Avec un stabilo et un calepin, je prends des notes, j’apprends des mots que je ne connaissais pas, des formules, des expressions, des tournures que j’avais oubliées. Parce que, quand on écrit, très vite on tourne en rond avec un stock de mots qui s’épuisent. Et on se répète. Donc il faut se renouveler en lisant. Rien de tel de relire des classiques. Mais je lis toute l’année, y compris des nouveautés bien sûr.
Vous avez créé un blog très suivi, la République des livres. Le billet qui a suscité le plus de réactions, ces derniers temps, était intitulé “De la pénibilité au travail dans le milieu littéraire…”
Je me suis amusé. Dans ce débat, bien français sur les retraites, on nous parle sans cesse de pénibilité. Je comprends la pénibilité des personnes qui exercent des métiers très durs, qui font des vendanges, qui se cassent le dos. Dans certains métiers, la pénibilité est évidente. Mais si on écoute les manifestants, tous les métiers sont pénibles. Non ! Il faut arrêter. C’est sans doute fatiguant de rester toute la journée dans un bureau, mais cela n’est pas un métier pénible. Cet article, je le concède, se moquait un peu de tout cela : pas des gens qui ont vraiment un métier épuisant, mais d’une manière générale de tous ces Français qui ne veulent plus travailler. Ou alors le moins possible. Qui n’aiment pas leur métier. Le mécontentement permanent, c’est la nature profonde des Français : rouspéter. S’ils voyageaient un peu plus, ils verraient le monde, ce qui se passe ailleurs.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
Tout le temps. La mienne et surtout celle de ceux qui me sont proches. Et plus encore depuis le Covid. Cela l’a rendu plus proche.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Aucune idée, mais quand je le saurai, je publierai un reportage… Donc je n’en sais rien. Parfois je veux croire qu’il y a autre chose parce que c’est nécessaire. Sinon, l’homme serait désespéré. Dans le judaïsme, il n’y a pas vraiment de credo. On ne demande pas aux Juifs de croire. On leur dit : il faut appliquer la loi.
Vous n’aimez pas que l’on vous réduise à une seule identité ?
Nous avons tous des identités multiples. L’identité est une fabrication consciente. Avoir le souci de son identité, cela n’est déjà pas donné à tout le monde. Beaucoup de gens passent leur vie sans se poser la question. On est fait de différents morceaux. Nous avons tous un père, une mère. L’identité est donc multiple, elle est un agrégat de morceaux qui viennent de partout. Et elle n’est pas figée. Lorsqu’elle est construite, rien ne dit que dans trois ou quatre ans, à la faveur des rencontres, des circonstances, elle ne sera pas différente. Il est bon de savoir qui l’on est. Connaître son identité, ce n’est pas être nationaliste
Vous avez ajouté une nationalité espagnole à votre identité…
Oui, il y a quelques années, le roi Felipe a proposé au Cortes que les Juifs issus de familles qui avaient été expulsés au temps de l’Inquisition et qui le souhaitent adoptaient en plus de la leur, la nationalité espagnole. Il a dit cette phrase magnifique : vous nous avez manqué. Qu’est ce qui vous a construit ? Les épreuves de la vie. Les bonheurs et les malheurs. Dans mon cas, le bonheur absolu, jusqu’à la mort de mon frère.
Quel est le sens de la vie ?
Pourquoi faut-il qu’il y ait un sens ?
Êtes-vous un homme heureux ?
C’est une question que je bannis toujours. Par superstition. Je ne veux pas l’aborder. Jamais.
Du côté de chez Proust
Quelle est votre vertu préférée ? Le courage.
La qualité que vous préférez chez un homme ? La loyauté.
Chez une femme ? La délicatesse.
Votre principal défaut ? L’exigence.
Votre principale qualité ? L’exigence.
Votre rêve de bonheur ? Le bonheur des miens.
Quel serait votre plus grand malheur ? La perte des miens.
Votre auteur préféré ? Proust.
Votre compositeur préféré ? Jean Sebastien Bach.
Votre héros préféré dans la fiction ? Swann.
Qu’est-ce que vous détestez par-dessus tout ? Le vacarme.
Quel est le don que vous auriez aimé avoir ? La légèreté.
Comment aimeriez-vous mourir ? Jeune, mais le plus tard possible.
Quelle est la faute, chez les autres, qui vous inspire le plus d’indulgence ? Toute faute imputable à la solitude.
Avez-vous une devise ou une phrase qui vous inspire ? Fais ce que doit, advienne que pourra.