"Il n’y a pas de réponse définitive, il faut garder notre pensée en mouvement"
À partir de l’amitié entre les écrivains James Baldwin, petit-fils d’esclave, et William Styron, petit-fils d’une propriétaire d’esclaves, la romancière Mélikah Abdelmoumen nous exhorte à penser plus loin.
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- Publié le 29-07-2023 à 14h06
- Mis à jour le 29-07-2023 à 14h07
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”James Baldwin était ami avec un Américain blanc du Sud. Tellement ami que, disait-il, il aurait mis sa vie entre les mains de 'Bill Styron'.” C’est une amitié aussi sincère qu’improbable qui a uni les écrivains James Baldwin (1924-1987) et William Styron (1925-2006). Petit-fils d’une esclave, élevé dans une extrême pauvreté à Harlem, Baldwin est l’auteur d’une œuvre forgée par la lutte contre toutes les formes de discrimination. Petit-fils d’une femme qui a possédé des esclaves, William Styron est né en Virginie et a grandi chez des parents très libéraux. Ils se connaissent à peine lorsque Styron décide d’héberger chez lui Baldwin, en situation de précarité. Ils passent alors de longues soirées à discuter – de leur vie, de leur travail d’écrivain, de leur engagement.
”À quel moment William Styron a-t-il avoué à son ami Jimmy sa fascination pour Nat Turner ? Son désir d’écrire sur lui ? De tenter de réparer quelque chose en tant qu’homme blanc du Sud ?”, interroge Mélikah Abdelmoumen dans le puissant ouvrage qu’elle consacre à cette amitié. En 1831, à Southampton (Virginie), Nat Turner s’est porté à la tête d’une révolte d’esclaves. Reconnu coupable d’avoir “conspiré pour se rebeller et mener une insurrection”, il fut pendu. Pour l’auteur du Choix de Sophie (1979), “loin d’être le barbare sanguinaire et fou que l’histoire du Sud avait voulu faire de lui, Nat Turner était un héros”. Parues en 1967, Les confessions de Nat Turner de William Styron reçoivent le prix Pulitzer. Avant que ne surgissent “des attaques, virulentes, d’une partie de la communauté noire”. Une colère que Mélikah Abdelmoumen décrypte avec intelligence. Elle en révèle toute la complexité, qui donne matière à penser. Surtout, elle s’en nourrit pour mieux appréhender sa propre identité et ce que les autres lui renvoient. “Baldwin, Styron et moi” est un livre aussi essentiel que personnel, à mettre dans toutes les mains. “Il n’y a pas de réponse définitive, il faut garder notre pensée en mouvement. Le monde, notre pensée, notre rapport à l’identité évoluent”, plaide-t-elle.
En rentrant au Québec après avoir passé douze années en France, vous constatez que vous êtes devenue une femme engagée. Qu’entendez-vous par là ?
Avant d’arriver en France, j’étais très sensible à l’aspect politique de la littérature, mais dans ma vie, il ne se passait rien. Je viens d’une famille très engagée, ma mère et ma grand-mère faisaient partie du Parti Québécois, et moi, rien. En France, je me suis retrouvée à aider des familles roms qui vivaient dans des bidonvilles, en même temps que dans une position d’émigrée. Porter ce nom de famille dans cette France-là m’a poussée à agir sur le terrain, à aider concrètement, à écrire. Cela continue depuis mon retour au Québec. Je dirige la revue “Lettres québécoises” et, en ayant vu ce que j’ai vu et en ayant désormais la chance d’avoir accès à l’espace public, je ne peux pas m’empêcher de m’en servir pour m’exprimer en espérant que cela serve à quelque chose.
Parfois, on a pour seul choix de se tenir en équilibre entre deux positions contraires. Sur le fil. Dans un éternel et salvateur ébranlement.
Un des moments forts de votre livre est le moment où vous faites dialoguer Styron et Baldwin. Comment vous êtes-vous autorisée à écrire cet échange ?
C’est quelque chose que j’ai essayé sans en être certaine, mais j’avais tellement lu sur eux ainsi que leurs propres textes que je me suis mis à imaginer à quoi leurs conversations pouvaient ressembler. Celle que j’ai inventée est un collage d’extraits à partir de ce qu’ils ont tous les deux dit. La première étape de “Baldwin, Styron et moi” a été un dialogue écrit pour la scène. C’est à sa lecture que celui qui allait devenir mon éditeur m’a proposé d’en faire un livre. J’assume d’avoir inventé ce dialogue. Après avoir lu beaucoup d’essais, et notamment de non-fiction, comme pouvaient le faire Truman Capote ou James Baldwin lui-même, j’ai compris qu’il y avait une place pour l’invention, la fiction, annoncée comme telle. J’ai fait ma maîtrise sur le fait que l’autobiographie de Georges Sand est truffée de fiction, et ma thèse sur Serge Doubrovsky qui a inventé le terme d’autofiction – j’ai donc toujours été fascinée par cela. Mais je n’avais encore jamais osé aller jusqu’où je suis allée dans ce livre.
Ces formes hybrides n’ont-elles pas du sens dans un monde de plus en plus métissé ?
Pour moi, c’est organique, cela fonctionne de la sorte dans ma tête. Parce que je suis ce qu’Amin Maalouf appelle une frontalière : à la fois d’origine tunisienne et québécoise. Or la culture tunisienne, je ne l’ai pas : mon père fait partie de cette génération d’émigrés qui a voulu que ses enfants s’intègrent. Il m’a donc élevée à la québécoise, je ne parle pas arabe et connais peu la Tunisie. J’ai de nombreux amis qui partagent ce métissage des origines et des expériences. Je suis cela, et c’est la première fois que j’ose ne pas me mettre de barrières et qu’un éditeur me fait confiance. C’est le premier livre que je signe pour Mémoire d’Encrier, et ce n’est certainement pas le dernier ! Car c’est une maison d’édition de métissage. Et je pense que là est sans doute l’avenir de la littérature : une manière de dire le monde à travers un jeu sur les formes.
Parmi les dix écrivains qui ont pris position contre “Les confessions de Nat Turner” de William Styron, le plus pertinent est sans doute Ossie Davis, selon lequel la vraie question n’est pas celle de l’empathie, mais celle du contrôle que les Noirs ont sur leurs propres récits, leur culture, leurs symboles.
Quand je suis tombée sur le débat public qui a eu lieu entre Styron et Davis, c’est comme si j’avais trouvé la réponse que je cherchais. Ossie Davis réunit les deux contraires : oui, évidemment, Styron avait le droit de se mettre à la place de quelqu’un. La question est : qui a la parole ? Et si c’est seulement un certain groupe de la société qui a droit à la parole et qui est lu, la question n’est pas la vérité ou la légitimité de leur version, mais c’est que c’est la seule. Ce que j’aime chez Ossie Davis, c’est qu’il nomme la vérité de sa position : la version de Styron ne peut pas le satisfaire, pas parce qu’elle n’est pas valable, mais parce qu’elle n’est pas celle à laquelle il s’attendait. Celle à laquelle il s’attendait n’a pas les tribunes, ou le monde n’est pas prêt à l’entendre, donc il est en colère. J’ai été stupéfaite par cette lucidité, cette honnêteté, cette capacité à nommer les raisons de sa colère de manière très simple, sans prétention, sans narcissisme. C’est à la fois de l’humilité et de la fierté. Pour moi, la réponse est là. James Baldwin, qui a animé cet échange entre Styron et Davis, dit d’ailleurs que tous les deux ont raison. Ce qu’Ossie Davis exprime lui aussi d’une certaine manière. Pour moi, il y avait là une clé. Ossie Davis répond aux questions que l’histoire entre Styron et Baldwin pose, mais aussi aux questions que moi, fille d’immigré, classée dans une catégorie dans laquelle je ne me reconnais pas, je me pose.
J'aime l'histoire de Baldwin et Styron dans toute son irréductible complexité. Elle n'apaise rien. Elle ne donne ni clef ni formule qui règlerait tout. Elle ne donne pas bonne conscience. Elle ne donne pas d'absolution. Elle fait bien mieux que tout ça : elle donne à penser.
En pointant cela, vous soulignez également que la littérature n’est pas seulement affaire d’intention, mais aussi de réception…
Absolument. Ossie Davis le dit, de même que William Styron. C’est un sujet sur lequel j’ai beaucoup travaillé dans le cadre de ma thèse sur Serge Doubrovsky qui, dans ses autofictions, se mettait en scène avec ses épouses. Il était accusé d’exposer la vie des autres, d’être narcissique, alors que sa démarche et celle de beaucoup d’auteurs d’autofiction est de faire basculer le particulier dans l’universel, de témoigner à la manière de Montaigne, en portant l’humaine condition. J’ai donc beaucoup étudié le malentendu entre les intentions de l’auteur et la réception du livre, qui est un autre problème issu du même genre de nœud : l’auteur qui est mal compris, est-ce sa faute ou celui du lecteur ? Est-ce que l’auteur n’a pas su dire, ou est-ce le lecteur qui n’a pas su lire ? Parfois, c’est un peu les deux. Il n’y a pas de réponse tranchée. L’auteur a-t-il eu des propos pour lesquels son époque n’était pas prête, ou n’a-t-il pas su transmettre correctement ses idées ? On est face à une autre couche. En dépliant l’histoire du débat autour des “Confessions de Nat Turner”, j’ai compris que cela rejoignait toutes des questions qui m’occupent en tant que citoyenne, femme, autrice, depuis des décennies, et qui sont toujours d’actualité. À travers ce livre, j’ai essayé d’ouvrir quelque chose pour tous ceux qui ont du mal à vivre avec l’injonction d’avoir une opinion tranchée, de voir qu’ils ne sont pas les seuls à ne pas y arriver. Moi non plus, je ne suis pas seule.
-- > Mélikah Abelmoumen | Baldwin, Styron et moi | Mémoire d’Encrier, 179 pp., 19 €