Un Américain à Bruxelles
L'actualité de la semaine vue par Patrick Kelley, avocat. De Wall Street à Bruxelles, le droit mène à tout. Mais pour cet humaniste, l'important reste le chemin. Comment faut-il réagir après le 11 septembre 2001? Et quelle voie préconise-t-il? Un exemple à suivre
Publié le 27-09-2001 à 00h00
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SAMEDI 22 SEPTEMBRE
Nous sommes aux Pays-Bas, sur notre île zélandaise. Un royaume de nature, de calme, de paix. Depuis plus de 20 ans, cette île est notre refuge de la vie chargée de Bruxelles. Ici on redécouvre la simplicité et l'innocence de l'existence naturelle. Nos préoccupations insulaires sont, elles aussi, plus simples et naturelles: veiller à ce qu'il y ait assez de bois pour le feu ouvert (pas de chauffage central), tailler les arbres et les arbustes pour restreindre l'exubérance de la nature, contrôler l'état des vélos, moyen principal de transport local.
Nos contacts humains sont aussi plus simples, plus naturels. Les convictions confessionnelles dans ce coin des Pays-Bas poussent à la communication directe, sans nuances. Si se soulèvent parfois des problèmes quotidiens entre les gens, ces conflits naissants sont exprimés tout de suite, sans hésitation ou gêne. Une fois discutés ouvertement, les ennuis sont dissipés et l'ambiance est rétablie.
Sommes-nous, les citoyens des métropoles cosmopolites, parfois trop sophistiqués, trop mondains? Si nous avons du mal à pénétrer dans les pensées et les intentions cachées de nos voisins, avons-nous peut-être besoin de revenir à une manière de vivre plus ouverte et plus spontanée?
DIMANCHE 23 SEPTEMBRE
Notre île zélandaise est baignée dans la tranquillité. Mais elle ne l'était pas toujours. Pendant la Guerre de 80 Ans, elle a vu des affrontements militaires, la souffrance et la mort. Le fanatisme religieux dominait cette période sanglante de l'histoire. Les monuments de cette période affreuse sont toujours là: la ville vaillante qui a résisté plus de trois mois aux assiégeants; le canal où les Espagnols et les Zélandais se sont donné la bataille main à main; les vestiges du village abandonné sur ordre du roi Philippe II.
Aujourd'hui tout a changé. Les murailles qui ont entouré la ville martyre ont été démantelées. La tour du village abandonnée est devenue un centre de tourisme. Les églises de toutes les confessions se dressent côte à côte.
Le fanatisme, la haine confessionnelle n'ont pas pour autant disparu. La scène de conflit, d'actes de haine et de vengeance s'est simplement déplacée dans le monde. Les visions atroces pèsent sur notre esprit et nos rêves sont interrompus par des cauchemars.
Les refuges paisibles comme notre île, construits sur les monuments d'affrontement lointain, nous donnent-ils un message? La paix et la tolérance qui y règnent aujourd'hui, est-ce qu'elles offrent de l'espoir face au fanatisme et à la souffrance de nos jours?
LUNDI 24 SEPTEMBRE
De retour à Bruxelles, je me plonge de nouveau dans l'autre vie, celle des clients, des collègues, des défis et des victoires qui marquent la vie professionnelle dans notre «village global».
Bien que sur le plan strictement professionnel, la vie d'un juriste à Bruxelles ne diffère pas profondément de celle de son confrère new-yorkais, la position centrale et ouverte de la Belgique entraîne une attraction et fascination tout à fait spéciale.
La possibilité de s'exprimer en plusieurs langues est à la fois une grande difficulté et un grand privilège. Bien que les langues française et anglaise partagent un vocabulaire juridique très similaire, les notions derrière les mots sont souvent très différentes. On doit surtout éviter de semer la confusion et l'incompréhension avec les «faux amis» abondants.
Avec le néerlandais, les différences sont nettement plus prononcées. De ce fait, cette langue représente un défi à la fois plus redoutable et plus riche. Pour un anglophone, le néerlandais est presque un retour aux sources. On peut imaginer la langue des Anglo-Saxons comme si la conquête normande n'avait jamais eu lieu. Une fois maîtrisée, elle apporte aux anglophones une compréhension nettement plus profonde de leur propre langue.
Une raison de plus pour se réjouir de pouvoir habiter ce carrefour linguistique et culturel qu'est la Belgique.
MARDI 25 SEPTEMBRE
Les initiatives se multiplient pour forger une grande coalition internationale contre le terrorisme. Le Premier ministre belge voyage à Washington, Louis Michel au Pakistan. Les Américains et les Européens essaient de renforcer leurs liens avec le monde arabe modéré. Tout ceci donne preuve d'un choix crucial: le multilatéralisme forgé sur base d'un consensus international. Bien qu'il n'y ait aucune garantie de succès, cette approche multilatérale est la seule façon de faire face à un phénomène global comme le fanatisme et le terrorisme.
La communauté américaine en Belgique était très émue par les multiples signes de sympathie durant les deux dernières semaines. La connaissance des Belges du fait que la capitale de l'Europe n'est pas mieux protégée que la capitale américaine contre un attentat terroriste renforce sans doute ce sentiment de solidarité entre nos deux pays.
MERCREDI 26 SEPTEMBRE
Entre les heures de midi je descends à la Grand-Place. Pas de déjeuner d'affaires, pas de courses, simplement le plaisir de revoir un endroit splendide.
C'est une habitude établie depuis mon arrivée à Bruxelles. Tous les deux mois, je reviens sur ces lieux magiques. Je songe à la fierté et à la solidarité qui ont permis aux Bruxellois de cette époque lointaine de reconstruire le coeur de leur ville, anéantie par les canons français.
Sans doute il existe, une fois de plus, des parallèles entre Bruxelles et New York. Là aussi, la population doit trouver le courage de rétablir le coeur de leur ville. De nouvelles tours? Un monument? Des espaces verts? Je n'en sais rien. La réponse doit venir du coeur des habitants de cette ville si brutalement frappée.
JEUDI 27 SEPTEMBRE
J'accomplis les dernières démarches pour demander la nationalité belge. C'est une idée qui mijote depuis plusieurs années. Au mois d'août 2002, le 25e
anniversaire de mon arrivée, j'espère pouvoir fêter en tant que citoyen belge.
Ceci n'implique nullement une renonciation à ma nationalité américaine. Né et éduqué aux Etats-Unis, je suis marqué à jamais. Je me sens profondément Américain.
Mais je suis Belge aussi. Je me sens énormément attaché à ce pays à la fois fragile et solidement ancré dans son histoire.
VENDREDI 28 SEPTEMBRE
Demain je quitte mon bureau, ma famille et mes amis, pour reprendre le chemin du pèlerin.
Plus précisément, le chemin de Saint Jacques de Compostelle. Avec un groupe d'amis allemands, nous avons amorcé ce chemin au coeur de la France en 1992. Tous les deux ans, on se réunit pour accomplir un nouveau tronçon. Nous sommes arrivés en Espagne pour aborder maintenant la route vers Burgos et Leon.
Je remarque avec le passage des années que notre pas est moins rapide et les distances achevées moins importantes. Est-ce que c'est l'âge?
Pour ma part, je suis tout à fait heureux de ralentir le pas. Je jouis des paysages tranquilles, de la camaraderie de mes amis et de l'accueil chaleureux à la fin de chaque journée.
Au fond de mon coeur, je ne souhaite jamais arriver à Compostelle. Pour moi, tout le charme est de me trouver sur la route. Est-ce que je suis par nature un pèlerin?
© La Libre Belgique 2001
COUPS DE COEUR La bière belge. Un des liens qui me retient dans ce pays est sans doute la bière belge avec son univers de goûts, de couleurs et d'arômes. Devant un verre de ma trappiste préférée, je retroue toujours le bonheur. La musique folk irlandaise, parce qu'elle représente une tradition qui n'a jamais disparu et donc n'a nullement besoin d'être ressuscitée. Lors d'un séjour cet été avec ma fille aînée sur les îles de Aran, nous avons découvert un jeune homme avec une voix aussi délicieuse qu'un verre de whisky. Des journaux de qualité: la marque d'une société intellectuellement épanouie est la présence de journaux de qualité. J'adore dévorer les articles sur la politique, l'économie, la science et technologie, même les faits divers. Je compte des journaux parmi mes meilleurs amis.